Accueillis avec enthousiasme par la critique occidentale, les films de Jia Zhang-ke ont longtemps été interdits par le gouvernement chinois (voir à ce propos l’entretien qu’il nous a consacré en mai dernier). L’assouplissement récent de la censure fait espérer une meilleure visibilité de ses films dans son pays. La sortie DVD aux éditions MK2 de Still Life et Dong nous donne l’occasion de revenir sur l’esthétique de ce cinéaste, éclairée pertinemment par le documentaire de Damien Ounouri proposé en bonus, Xiao Jai rentre à la maison.
Still Life
Comme dans Plaisirs inconnus, Platform, Xiao Xu artisan pickpoket… Jia Zhang-ke s’attache ici aux mutations que connaît la Chine, à son passage au monde moderne. Le film se situe dans les Trois Gorges, lieu que le cinéaste aime filmer parce qu’il condense la situation de la Chine entière. Deux personnages, un homme et une femme, que l’on suit l’un après l’autre sans qu’ils ne se croisent, reviennent à Fengje après des années d’absence, rechercher leurs époux respectifs. Ce qu’ils constatent alors, et que le cinéaste prend le temps de montrer dans de longs plans-séquences, est l’effondrement du monde d’avant, géographique et humain : les bâtiments sont détruits ou engloutis par les inondations provoquées par un barrage, les êtres recherchés ont disparus. Si les films de Jia Zhang-ke ont pour thème la modernité, c’est aussi par leur forme qu’ils appartiennent à une lignée cinématographique moderne, née avec le néoréalisme italien et que l’on retrouve aujourd’hui notamment chez Hou Hsiao-Hsien et Tsai Ming-Liang dont l’esthétique découle, comme chez Jia Zhang-ke, de l’histoire mouvementée de la Chine et ses mutations.
Si les films dits « classiques » sont des récits où l’intrigue progresse logiquement, d’une situation initiale à une résolution en passant par divers événements, dans Still Life, la quête des deux personnages avance peu. Ils finissent certes par retrouver l’être recherché, mais le cinéaste s’attache moins à raconter comment ils y parviennent que ce qu’ils rencontrent en chemin. Souvent en transit, sur des bateaux, des motos…, autant à la recherche d’un lieu et de personnes qui les accueillent qu’obsédés par leur quête, c’est par le regard ébahi qu’ils portent sur ce qu’ils traversent que nous comprenons où en est la société chinoise aujourd’hui. Actions et événements comptent donc bien moins que la vision, la découverte de situations que les personnages comprennent mal, n’assimilent qu’avec lenteur et difficulté. Les séquences se juxtaposent, en fonction des lieux traversés et des personnes rencontrées, et parce que film et personnages ne semblent aller nulle part, nous avons toujours affaire aux mêmes situations (l’homme ou la femme rencontre quelqu’un qui lui indique l’endroit où il pourra trouver son conjoint, il s’y rend, ne le trouve pas, continue sa quête ailleurs…).
Dans la première séquence, la caméra erre parmi des personnes sur un bateau qui avance lentement, au rythme langoureux de la musique de Lim Giong, et annonce qu’il s’agira moins de raconter que de montrer une stagnation, une vaine tentative de mouvement en avant. Si Jia Zhang-ke prend autant de temps pour filmer les paysages ou s’arrête contempler ses personnages, c’est que le monde qu’ils découvrent est dans une telle déréliction qu’avant de pouvoir avancer il faut commencer par voir, prendre note de ce nouveau statut du monde, y trouver de nouveaux repères.
Le film se concentre certes sur deux personnages, mais parler de personnages principaux est délicat : dans certains plans, la caméra parcourt l’ensemble des êtres, qui seraient dans un autre film de simples figurants mais auxquels Jia Zhang-ke accorde ici une attention particulière, par le travail sur la lumière qui les met tous en valeur ou le temps qu’il leur consacre. L’homme et la femme ne sont pas toujours désignés comme « personnages principaux » mais fondus dans la foule, parce que pour le cinéaste l’homme se définit par sa relation à la communauté et qu’on ne doit établir aucune hiérarchie entre ses divers membres. Si l’uniformisation du monde moderne gomme les spécificités des êtres au profit d’un affadissement général, ici Jia Zhang-ke, fidèle au principe d’égalité ontologique du cinéma moderne héritier de Renoir, considère plutôt que tout le monde est porteur d’une richesse qui peut être révélée dans les plans.
On recommande traditionnellement aux scénaristes de construire des personnages différents les uns des autres pour former un ensemble équilibré et dynamique. L’homme et la femme ici sont au contraire les mêmes : tous deux, filmés dans des plans similaires, recherchent un être jadis aimé, sont confrontés au désarroi de ne pas y parvenir, croisent d’autres êtres avec lesquels l’échange est problématique, contemplent la destruction des paysages ou l’irrémédiable gouffre qui les sépare de leurs époux lorsqu’enfin ils les retrouvent. Si jamais ils ne se rencontrent (si ce n’est brièvement lors d’un seul plan), cette similitude de vécu créé un lien souterrain entre eux, les fait communier à distance à défaut de pouvoir communiquer directement. On peut alors penser à Tsai Ming-Liang, qui construit systématiquement ses films par alternance de séquences où des personnages solitaires vivent chacun de leur côté des situations identiques qui les rapprochent.
Le scénariste italien Zavattini définit le néoréalisme (né notamment avec Paisa de Rossellini) comme un art de la rencontre fragmentaire, éphémère, ratée. Dans Still Life, les tentatives d’échange entre l’homme ou la femme et les autochtones auxquels ils demandent de l’aide sont avortées : l’accent de l’un rend son discours incompréhensible, l’importance de sa recherche n’est pas comprise par les autres, ses appels téléphoniques restent sans réponse… Ce gouffre qui demeure entre les êtres est parfois redoublé par Jia Zhang-ke, qui souligne l’intransitivité du discours en refusant par exemple le champ-contrechamp et laissant sa caméra sur un seul interlocuteur. Lorsque les deux personnages retrouvent leur mari ou leur femme, l’irréductibilité du solipsisme est à son comble : en guise de retrouvailles, ils s’adonnent à un ballet discordant des corps, qui se cherchent et s’évitent mais jamais au même moment, des regards qui ne se croisent pas, ont des dialogues de sourds…
On ne s’étonne plus alors de la solitude dans laquelle ils s’enferment dès le début : s’ils ne perçoivent pas les êtres qu’ils croisent ou ne les considèrent que comme des moyens pour retrouver leurs époux, c’est que tout contact effectif les force à constater l’impossibilité d’atteindre les autres. À comparer l’obstination avec laquelle ils recherchent un absent et le ratage de l’échange auquel ils se heurtent lorsqu’ils sont enfin près de lui, on comprend qu’il est plus facile d’être avec l’autre en pensées, et qu’en s’enfermant dans la nostalgie et dans l’imaginaire ils se protègent peut-être des déceptions imposées par la réalité. Mentale, leur relation à l’autre est dans le meilleur des cas médiatisée, par de nombreux appels téléphoniques, par les autres personnages qui les aident à les retrouver, leur parlent d’eux, comme si l’on ne pouvait plus atteindre l’autre qu’en ayant recours à des tiers.
Si dans la plupart des films les personnages expriment des émotions et sont psychologiquement identifiables, ici (et comme notamment chez Hou Hsiao-Hsien, Tsai Ming-Liang, dans les quatre derniers films de Gus Van Sant…), on ne décèle sur leurs visages aucun indice permettant de comprendre la façon dont ils vivent intérieurement les situations. Cette impassibilité, pire que la tristesse, semble être conséquente à la déshumanisation du monde moderne.
La place des personnages dans le cadre est aussi cohérente avec leur nouveau statut : ils sont souvent miniaturisés, simples points engloutis par le paysage, se fondent dans des décors par rapport auxquels ils n’ont aucune prééminence, voire cèdent leur place à des objets, seuls bénéficiaires de certains plans qui rappellent la fin de L’Éclipse d’Antonioni. L’homme et l’emprise rationnelle qu’il a sur le monde semblent bien avoir déserté, ne lui laissant d’autre possibilité que d’avoir à constater son impuissance face à ce qui lui échappe et le domine. Cette perte du statut d’être humain n’est cependant pas toujours pour le pire, car Jia Zhang-ke traite aussi ses personnages (et notamment la femme, incarnée par son actrice fétiche Zhao Tao) comme des figures plastiques à contempler à défaut de les comprendre, lorsqu’on s’attend à ce que la caméra s’accroche à d’autres personnages et qu’elle demeure comme fascinée sur l’un d’eux, lorsque nous avons le temps de le voir vivre sans que rien ne se passe, que la lumière le magnifie…
Comme les néoréalistes qui constataient la déréliction du monde après la Seconde Guerre mondiale, Jia Zhang-ke révèle les désastres provoqués en Chine par son accès à la modernité. La construction du barrage dans les Trois Gorges est moins l’avènement d’un monde nouveau que la disparition de l’ancien, ce que suggèrent les plans récurrents de destructions des bâtiments. Les conséquences de ces mutations ne sont ici que négatives car elles engendrent des catastrophes naturelles et humaines (évoquées par les postes de télévision qui diffusent les actualités, lorsque le personnage masculin assiste à la mort d’un ouvrier sous des décombres, que d’autres se plaignent de l’impossible relogement…).
Dans ce film envahi par la pluie et le brouillard, les personnages ne semblent trouver aucun point d’apaisement. Jia Zhang-ke ne se contente pourtant pas de dresser un sombre bilan de la situation de la Chine au début du XXIe siècle. L’impression de fin du monde n’est en fait qu’apparente car le cinéaste parsème aussi son film de quelques éléments aériens qui suggèrent que la légèreté et la beauté sont encore possibles. Ces plans gris, qui accueillent parfois des taches de couleurs, restent ouverts à la fantaisie (lorsque apparaît un magicien), à la gaieté (lors d’un concert, unique moment où le personnage masculin parvient à rire), la féerie (lors de l’illumination nocturne d’un gigantesque pont), voire le surnaturel (à l’occasion du décollage singulier d’une fusée).
Lors des retrouvailles dissonantes entre la femme et son époux, des couples dansent sur un pont en arrière-plan, et cette harmonie aperçue aère le plan de sa lourdeur claustrophobique, comme lorsque après une scène de tension Jia Zhang-ke s’échappe pour aller filmer la nature apaisée. Dans The Hole et La Saveur de la pastèque, Tsai Ming-Liang procède de la même façon, ponctuant ses films tristes de séquences gaies de comédies musicales. Avant d’achever Still Life sur l’image d’un funambule suspendu dans les airs, Jia Zhang-ke semble suggérer, par de tels moments, à la fois le besoin d’évasion des personnages et sa propre croyance en la beauté du monde, en la possibilité de trouver refuge dans des îlots de sereine ou magique harmonie. A l’encontre du titre, la nature et le temps présent seraient donc encore porteurs d’une certaine vitalité.
Dong
Comme pour In Public et Plaisirs inconnus, c’est un documentaire, Dong, qui a donné naissance à la fiction Still Life. Tourné pendant la préparation de ce film et sorti (frileusement) en même temps que lui, Dong l’éclaire en explorant les mêmes thèmes, avec les mêmes partis pris formels (certaines scènes figurant d’ailleurs dans les deux films). C’est aussi que ce qui travaille Jia Zhang-ke de films en films est ici l’objet d’un double regard. Le cinéaste suit un peintre, Liu Xiao-dong, menant la même quête que lui, l’un enregistrant avec sa caméra ce que l’autre fixe avec ses pinceaux. Déambulant dans les Trois Gorges, ce peintre observe les paysages en mutation, les gens qui les vivent, leurs difficultés, pour immortaliser sur ses toiles cette période de transition chinoise. Le redoublement de cette démarche d’observation et de mise en forme de ce qu’ils constatent nous fait retrouver, à l’écran et sur les toiles (finies ou en train de se faire) l’univers des fictions de Jia Zhang-ke, paysages détruits, hommes engloutis par le vaste espace, douleur des victimes de la modernisation…
Comme lui aussi, qui avait d’ailleurs, avant de se tourner vers le cinéma, tenté d’être peintre, Liu Xiao-dong ne se limite pas au constat doloriste des méfaits de la modernisation : exprimant sa fascination pour les corps des jeunes, insouciants et pleins de vie, il cherche aussi à représenter ce qu’il reste d’espoir dans ce contexte ravagé. Nous l’avons dit, les plans du cinéaste magnifient toute personne et lui redonnent une dignité en même temps qu’ils suggèrent que la beauté est encore possible. Cette approche des êtres est la même pour Liu Xiao-dong, et en le voyant suivre des jeunes filles, les peindre, on comprend davantage la démarche du cinéaste, les êtres se présentant ici d’autant plus aisément comme des figures à contempler qu’ils sont privés de tout rôle, de toute inscription diégétique. Entre Dong et Still Life, le documentaire et la fiction, la peinture et le cinéma, Liu Xiao-dong et Jia Zhang-ke, tout est donc affaire d’éclairages et enrichissements réciproques. Ce qui ne rend que plus sensible la poétisation des choses ordinaires à laquelle aspirent ces diverses démarches.
Bonus : Xiao Jia rentre à la maison réalisé par Damien Ounouri
Dans ce documentaire émouvant et efficace, Damien Ounouri suit Jia Zhang-ke dans sa ville natale, Fenyang, qu’il nous fait parcourir en nous racontant avec générosité son enfance, ce qui a influencé son cinéma, son rapport à la Chine, aux paysages, au peuple, sa conception du rôle du cinéaste… Ponctué d’extraits de films qui illustrent pertinemment ses propos et d’interviews de ses collaborateurs, Wiao Jia rentre à la maison, accompagné par la musique de Lim Giong, présente un dynamisme qui permet d’entrer dans l’univers de Jia Zhang-ke en évitant tout didactisme.
Avant de suivre le cinéaste dans sa ville natale, Damien Ounouri le filme dans les bureaux de sa maison de production à Pékin, où il travaille et vit, en août 2006. Achevant la préparation de Dong et Still Life, Jia Zhang-ke s’apprête à demander à la censure l’autorisation de présenter ces films au Festival de Venise, quitte à supprimer certains plans. Entouré par ses collaborateurs, c’est un homme assez anxieux que nous découvrons, fatigué de devoir parler argent et logistique, de se battre pour sa liberté d’expression.
Nous quittons rapidement Pékin pour nous retrouver un mois plus tard à Fenyang, ville où a grandi Jia Zhang-ke, à laquelle il se sent encore appartenir et qu’il trouve adéquate pour parler de la situation de la Chine entière parce qu’elle en est le reflet. En nous montrant une ruelle, il dit ainsi que ses murs seraient parfaits pour illustrer les mutations de son pays, parce que les anciens cohabitent avec des constructions récentes. Loin de Pékin et des soucis liés à la distribution de ses films, Jia Zhang-ke apparaît plus serein, semble profiter de ce moment de pause pour montrer tranquillement sa ville, parler de son histoire, celle de ses habitants, ses films, sa méthode, sa conception de la création et du contexte politique dans lequel il travaille. Déambulant dans Fenyang, il croise de vieilles connaissances avec qui les échanges sont toujours bienveillants, pleins d’attachement et d’admiration réciproques (si le cinéaste remercie sa ville pour l’avoir éduqué, les autochtones lui répondent qu’ils sont fiers de lui, que la Chine est fière de lui). En filmant avec attention les habitants de Fenyang et les paysages, Damien Ounouri fait comprendre, en la redoublant, la démarche de Jia Zhang-ke qui accorde dans ses films une large place aux « petites gens », à leur inscription dans un lieu, à leurs problèmes.
Cette errance guidée à travers la ville s’accompagne du récit du cinéaste de ce qui dans son enfance a conditionné son esthétique. S’il représente la nature de façon naturaliste, c’est que, petit, il s’éloignait à vélo de la ville pour aller contempler le paysage, avec un sentiment de liberté que l’artiste a conservé par la suite. Et si sa caméra se fait aujourd’hui discrète, observe à distance les personnages, c’est qu’enfant il s’asseyait souvent à l’écart et regardait passer les gens.
Évoquant chronologiquement son parcours, Jia Zhang-ke parle aussi de sa découverte d’un livre, Comment faire un film indépendant, qui a confirmé sa passion pour la liberté et invité à créer avec des amis le Youth Experimental Group, grâce auquel il a tourné en 1995 un premier film de 45 minutes et 1000 euros, Wiao Shan rentre a la maison. Deux ans plus tard, revenant à Fenyang et découvrant les changements (des paysages et des relations entre les gens) qu’a entraînés la réforme économique, il ressent le désir et le besoin de parler de cette situation dans ses films.
Le documentaire nous fait ensuite parcourir une filmographie cohérente en illustrant les propos du cinéaste par des extraits de films (Xiao Wu artisan pickpocket, Platform, Still Life, Plaisirs inconnus et In Public), qui offrent au spectateur un temps de pause, lui permettent s’assimiler les informations fournies par le discours en les voyant illustrées à l’écran. Et si la caméra de Damien Ounouri s’attelle la plupart du temps à montrer les gens et les paysages, à suivre Jia Zhang-ke en mouvement, parfois aussi elle s’arrête sur le visage de cet homme en gros plan, nous laissant le temps d’y lire ce qu’il ressent ou de laisser résonner ce qu’il vient de dire.
Eclairant la démarche du cinéaste de l’extérieur, l’acteur Wang Hongwei, l’ingénieur du son Zhang Yang, le chef opérateur Yu Lik-wai, le producteur Chow Keung, le critique et professeur Zhang Xianming, des amis d’enfance… parlent aussi de la méthode de Jia Zhang-ke : son ouverture à des idées nouvelles pendant le tournage, l’importance primordiale des repérages, la nécessité de tourner beaucoup pour avoir une grande marge de liberté au montage, sa volonté de comprendre des personnages mystérieux (les adolescents d’In Public), les cinéastes desquels il se sent proche (Ozu, Hou Hsiao-Hsien, De Sica)…
Quant au rôle de l’artiste, Jia Zhang-ke se prononce clairement : puisque les politiques ne se préoccupent pas des problèmes du peuple et des marginaux, c’est aux artistes de le faire, de favoriser par exemple la libération des femmes ou la reconnaissance des homosexuels en les montrant dans les films. Et si, malgré l’assouplissement récent de la censure, il est toujours difficile de produire librement en Chine, le cinéaste affirme qu’il ne cessera pas de tourner, parce qu’on ne peut s’empêcher de penser, que cela légitimerait la répression et irait à l’encontre de la sincérité, qui est sa première exigence.