Avec son récit un brin déroutant et un improbable casting mêlant inconnus et vedettes passagères (dont Nadège Beausson-Diagne, croisée dans Plus belle la vie, mais aussi Patti Smith ou Alain Badiou), Film Socialisme reste, dix ans après sa sortie, une véritable curiosité. Son importance n’est pourtant pas négligeable, dans la mesure où le film marque entre autres le passage de Jean-Luc Godard au numérique, après quelques années à jongler entre la vidéo analogique (Histoire(s) du cinéma, Vrai faux passeport) et la pellicule (Éloge de l’amour, Notre musique). Cette transition a allégé les conditions d’enregistrement des images du film, en partie glanées sur le tristement célèbre Costa Concordia. Film catastrophe, né des chutes de ce tournage incognito, n’aurait pas été possible autrement. À l’occasion d’un podcast consacré au making-of, Paul Grivas nous confiait par ailleurs cette anecdote : après la projection de Film Socialisme au Festival de Cannes en 2010, Steven Soderbergh aurait exprimé le désir d’en récupérer les rushes afin d’en faire un tout nouveau film. Que différents projets soient envisagés à partir d’un seul et même film confirme l’extrême malléabilité du cinéma récent de Godard, qui se sert dans l’Histoire des images avant de l’alimenter en retour. Citant et retravaillant directement l’œuvre des autres depuis les années 1990 (et le tournant opéré avec Histoire(s) du cinéma), il est en fin de compte logique que d’autres films, tout aussi composites et monstrueux, puissent lui rendre la pareille. Making-of à mi-chemin entre le bêtisier et l’archive, moyen-métrage offert en libre accès sur Internet, loin des circuits de distribution classiques, Film catastrophe en est l’exemple parfait. Ses hybridations avant-gardistes, proches du « piratage » (des œuvres, de l’industrie, des navires) et issues de la proximité entre les deux cinéastes (Grivas fût l’un des membres de la petite équipe derrière Film Socialisme, et a depuis participé à la préproduction d’Adieu au langage), ne se résument toutefois pas au seul contexte entourant son format et sa diffusion, mais s’avèrent en être un principe fondateur. En amont de cette monstration se trouvent en effet les images « choc » et pixélisées du naufrage du Costa Concordia, récupérées sur Internet ou extraites d’émissions friandes de ce type de télescopage. Elles ouvrent Film catastrophe et annoncent, par leur caractère outrancier, une sorte de collage parodique, à mi-chemin entre le reportage à sensation (avec voix-off d’une glaciale neutralité) et le film de famille (Grivas étant, de fait, le neveu de JLG).
Sauve qui peut
Si ce projet s’affirme à bien des égards comme le rejeton farceur du film d’origine, il vise dans le même temps à nous renseigner – non sans quelques détours – sur la « méthode Godard ». Dans les plis d’une structure volatile de found footage (montage heurté, constitué d’un ensemble de pauses et d’apartés), le film atteste de la rigueur du cinéaste à l’intérieur du capharnaüm régnant sur le paquebot. Réaliser un long-métrage sur un tel navire, même pour un metteur en scène aussi chevronné, constitue une entreprise peu aisée impliquant d’être précis, concentré et attentif au moindre détail, mais aussi de faire preuve d’un certain relâchement au regard des perturbations pouvant interrompre le tournage à tout moment (cf. ce passager visiblement mécontent des nuisances sonores émises par le tournage dans un couloir). En dépit de ces difficultés, Godard, toujours aussi précis lorsqu’il s’agit de positionner la caméra, les acteurs ou les accessoires dans l’espace, aborde le tournage comme un jeu. Le travail et les traits d’humour finissent même par se confondre, quand le metteur en scène fait répéter la même ligne de dialogue à un acteur – l’inénarrable Maurice, qui parvient, de façon assez remarquable, à l’exprimer à chaque fois d’une manière différente (ses saillies reviendront plusieurs fois tel un running gag). Plus tard, Godard effectue le trajet que doit reproduire un acteur avant de faire semblant de sauter dans une piscine, en vieil oncle blagueur conscient de ne pas avoir la silhouette d’un nageur olympique. On y découvre JLG dans la peau d’un acteur burlesque, jouant de sa maladresse physique, de la sympathie de ses traits ou de son cigare toujours en bouche. Sa parole et ses gestes font autant autorité qu’ils font sourire, et ses apparitions dans le cadre sont susceptibles de renverser à tout moment la tonalité d’une scène. Il en va ainsi du début de Film catastrophe, où les témoignages des survivants sont accompagnés d’un plan que Godard traverse un verre à la main ; ou à la fin, lorsque le cinéaste – dans la scène la plus drôle du film – titube et s’écrase contre une vitre au cours d’une répétition.
De ce décalage entre les facéties de JLG et l’ampleur du désastre qu’il a prophétisé, Grivas extrait un semblant de comédie noire, où de nombreuses correspondances forment un film constitué de boucles et de répétitions. Il en est une qui, de toute évidence, ne passe pas inaperçue : en ne retraçant que la première partie de Film Socialisme sur le bateau (la deuxième, avec un âne et un lama autour d’une station essence, est absente), Film catastrophe rejoue la partition du Titanic de James Cameron, avec ses aller-retours en ascenseur et ses soirées dansantes. Godard et son équipe explorent cet antre du consumérisme kitsch et pailleté, où la loterie est annoncée dans les hauts parleurs entre deux conférences scientifiques sur l’origine de la géométrie. Les passagers mènent désormais la vie des nantis du fameux navire, les pizzas ont pris la place des saumons pochés et les stroboscopes ont remplacé les chandeliers au-dessus des tables à dîner – avant que tout ne finisse bien sûr en scènes de panique et en assiettes brisées. À ce bégaiement thématique (la folie des grandeurs qui mène à la catastrophe) s’ajoute un autre dédoublement, entre cette fois-ci le making-of et le film qu’il documente. Bien que Grivas s’avère parfois hésitant dans ses effets (il faut le souligner : certains trucages, comme ce finale en avance rapide, sonnent comme de petits clins d’œils un brin superficiels), la mise en abyme, indissociable du genre dans lequel il s’inscrit, se propage par les miroirs, les écrans et les vitres qui ornent le paquebot. Reflets de la duplication généralisée des images de Film Socialisme, ces surfaces offrent ici un contrechamp qui permet d’intégrer avec finesse le making-of à l’intérieur du film d’origine, pour révéler la fabrique d’un cinéma infiltré, tapi dans les recoins d’un lieu tentaculaire où il n’est pas reconnu (Godard et Patti Smith errent incognito). Ainsi, dans une scène où un homme allongé sur son lit discute avec sa petite-fille devant un miroir, Godard s’attèle à positionner le mieux possible la jeune actrice, avant d’apparaître lui-même à l’arrière-plan, dans le miroir où elle est censée se refléter. Le cadre reste celui choisi à l’origine pour Film Socialisme ; quant à son envers, le making-of du plan en question, il s’invite dans le champ sans donner à voir la scène « sous un autre angle ». De quoi résumer au fond la manière dont Paul Grivas documente le travail de Jean-Luc Godard : si Film catastrophe peut être simplement envisagé comme un malicieux greffon de Film Socialisme, c’est qu’il embrasse sans complexe son statut de film d’après un autre film, tirant de cette humilité (qui n’est jamais un effacement déférent) une brève réflexion, joueuse et joyeuse, sur la pratique du cinéma en général et du making-of en particulier.