La métamorphose des extraits qui composent Le Livre d’image, projeté et accompagné durant ce mois d’octobre d’un parcours de films au Théâtre Nanterre-Amandiers, nous permet d’envisager au moins trois modalités de lecture des fragments réemployés.
1. Lecture analogique
Introduite par les Histoire(s) du cinéma, la question de la mutation des extraits dans un nouveau montage était déjà au cœur de Vrai faux passeport, moyen métrage réalisé par Godard en 2006. Dans cette « Fiction documentaire sur des occasions de porter un jugement à propos de la façon de faire des films », les extraits, évalués selon deux barèmes, « VRAI » ou « FAUX » et « BONUS » ou « MALUS », n’ont plus de valeur en eux-mêmes. Comme dans tout montage intertextuel, ils ne peuvent être considérés que par analogie avec les extraits qui les précèdent et les succèdent, puis au regard du chapitre au sein duquel ils s’intègrent. Tous les extraits qui font suite à un film de propagande nazie sont par exemple suivis d’un « BONUS », quand une scène des Dix Commandements de DeMille, venant après L’évangile selon Saint-Matthieu de Pasolini et Ordet de Dreyer, se voit estampillée d’un « MALUS ». Il en va de même dans Le Livre d’image, où le sens des fragments réemployés est autant conditionné par la relation qu’ils entretiennent avec les autres extraits qu’avec la chronologie chapitrée du film.
Au cours du chapitre Remakes / Rime(ake)s, le sauvetage de Madeleine / Judy par Scottie dans la baie de San Francisco succède ainsi, après quelques plans, à une exécution perpétrée par l’État islamique, dans laquelle des prisonniers sont assassinés puis jetés dans l’eau (images ci-dessous). Le sens de cet extrait tiré de Vertigo est bouleversé par la présence de cette courte et glaçante archive vidéo. Symboliquement, il ne s’agit plus pour Scottie d’aller sauver une femme en détresse, mais d’aller récupérer un cadavre. Les deux extraits partagent à ce titre un objectif commun : figurer la mort pour susciter la peur. En premier lieu chez l’internaute, qui devient le spectateur d’une entreprise de terreur, puis chez Scottie, effrayé à l’idée de voir Madeleine / Judy périr sous ses yeux. L’exécution et la tentative de suicide relèvent en cela communément d’une mise en scène. Elle consiste par exemple à faire apparaître à l’image plusieurs éléments qui viennent servir une propagande mortifère dans la première vidéo. Un témoin cagoulé porte le drapeau de l’État islamique, qui fait office de signature, et le sang des précédentes victimes est laissé là, trace visible des exécutions précédentes, tandis que, dans la partie inférieure de l’image, un soldat tient un caméscope à la main pour filmer la même scène selon différents points de vue. Dans Vertigo, la mise en scène passe également par le choix d’un lieu et par un ensemble de signes trompeurs, qui poussent Scottie à sauver Madeleine / Judy. La distinction entre ces deux fragments, troublée par le vertige des correspondances, se cache alors seulement dans la nature fictive de la scène d’Hitchcock, là où l’acte de (se) tuer, contrairement aux exécutions djihadistes, se situe à l’image et seulement à l’image. Quoiqu’il en soit, ce type de lecture par analogie implique de replacer les extraits cités dans leur contexte initial, afin de pouvoir mesurer les mutations plus ou moins complexes engendrées par leur remploi.
2. Lecture anatomique
Avec Le Livre d’image, Godard ne cesse de malmener son corpus et de le déformer. La reproduction des extraits, parfois méconnaissables, n’implique plus une stricte copie mécanique héritée de l’imprimerie (dont le cinéma serait selon Benjamin l’incarnation), mais est à l’origine même de ces transformations plastiques. Une autre lecture, centrée sur l’anatomie plastique des images, devient alors possible. On pourrait à ce titre repérer un premier type de transformation des images et des sons dans Le Livre d’image, qui tiendrait aux nombreux dysfonctionnements techniques qui le caractérisent. Le format des images change par exemple d’un plan à l’autre, quand les extraits ne sont pas redimensionnés en cours de route. La vitesse de lecture des images s’avère chaotique, perturbée par des décélérations et autres saccades. La bande-son évolue quant à elle continuellement, passant d’un canal latéral à un autre pour jouer avec notre perception de l’espace.
C’est que Le Livre d’image s’engouffre pleinement dans la profusion des supports de visionnage et d’écoute contemporains. Les redimensionnements renvoient en cela au caractère mutant des images numériques et à leurs facultés d’adaptation : quand un rideau de cinéma s’ouvrait jadis pour s’adapter à un format donné, une même image peut aujourd’hui adopter différentes dimensions selon l’écran sur lequel elle est diffusée. Le défilement saccadé de certains fragments, en prolongeant ceux déjà présents dans les œuvres pré-numériques de Godard (notamment les Histoire(s) du cinéma), peut désormais se référer aux multiples bugs qui mettent parfois en péril la fluidité d’une lecture sur un ordinateur. En travaillant de la sorte la plasticité des images et des sons pour en affirmer la matérialité, Godard livre un passionnant travail de détérioration inclusive dans la lignée du Decasia de Bill Morrison, qui faisait de la moisissure de la pellicule le cœur d’un film guidé par la dissolution de la matière – à la différence près que la pourriture de la pellicule y produisait des formes circulaires et ondulatoires, quand le dysfonctionnement numérique implique plutôt des lignes, des rectangles et des carrés (images ci-dessous : à gauche Decasia, à droite Le Livre d’image). Il est d’ailleurs significatif que le film s’ouvre sur un bip strident et continu. Ce signal sonore est généralement celui qui accompagne le power-on self-test (« auto-test au démarrage ») qui, au lancement d’un système d’exploitation informatique, avertit d’un éventuel problème d’alimentation, de carte mère ou de carte mémoire. Ici, ce n’est pas un ordinateur qui se met difficilement en route, mais la salle de cinéma ou le fichier diffusant le film qui subissent l’apparition primordiale d’une détérioration. Dans Le Livre d’image, le dysfonctionnement s’affirme comme un point d’origine.
3. Lecture chromatique
Un autre type de métamorphose plastique réside dans le travail sur les couleurs et sur la luminosité des fragments, et permet une troisième lecture en prolongement de la précédente. De par son effusion graphique permanente, Le Livre d’image déploie en effet une large gamme de couleurs et de lumières intensément saturées. Les teintes chromatiques y sont en perpétuelle mutation, et les contrastes, particulièrement prononcés, rendent certains fragments méconnaissables. Ce type d’altération s’inscrit dès lors dans la perspective d’une libération picturale qui va à l’encontre d’une reproduction photoréaliste du monde. En se comparant à un peintre travaillant l’image-matière, Godard applique au fond ce que disait Goethe au sujet des couleurs chimiques : « la matière apparaît sous forme de couleur ». Dans la mesure où elle permet de révéler de nouvelles lignes de fuite au sein des images réemployées ou de déplacer le centre de gravité qui régissait au départ leur composition (images ci-dessous), la colorisation dans Le Livre d’image se rapproche en cela de nombreux films expérimentaux qui se sont attelés à reconfigurer la dimension chromatique des images pour en dévoiler la substance. C’est le cas de Royaume ou de Bleu de Marc Hurtado, mais aussi de l’œuvre récente de Jacques Perconte, deux cinéastes chez qui le ciel peut devenir vert, l’herbe rouge et les vagues ou les nuages se révéler aussi étincelants que l’or sur un tableau de Klimt. En ce qui concerne le contraste et la luminosité, le travail de Patrick Bokanowski dans un film comme La Femme qui se poudre peut ici trouver une résonance à travers les différents fragments en noir et blanc convoqués dans Le Livre d’image. La présence de flou et d’importants contrastes y rend impossible la délimitation stricte des formes par l’absence de netteté, créant des zones troubles où la lumière déborde et où les figures s’entrelacent.
C’est d’ailleurs au sujet de ces deux types de compositions chromatiques (changement de la teinte colorée et de la luminosité des images) que la voix-off de Jean-Luc Godard murmure, dans le dernier tiers du Livre d’image, l’un des plus beaux aphorismes du film :
« Nous parlions de ce que l’on voit dans un rêve, et nous nous demandions comment, dans l’obscurité totale, peuvent surgir en nous des couleurs d’une telle intensité. Elles sont le produit de notre savoir concernant la lumière. Le savoir voit. »