Depuis près de quinze ans, le Suisse Jean-Luc Godard a entamé une nouvelle expérience cinématographique qui l’a parfois éloigné d’un public qui l’avait autrefois consacré pour À bout de souffle, Le Mépris ou encore Pierrot le fou. Avec Notre musique, le réalisateur renoue plus que jamais avec la communication et offre une intense réflexion sur le devoir de mémoire.
Le film s’articule autour de trois tableaux distincts et à priori assez formels: l’enfer, le purgatoire et en dernier lieu, le paradis. Le premier, d’une petite dizaine de minutes, est un savant montage d’images d’archives qui sont d’innombrables témoignages édifiants de la barbarie humaine en temps de guerre. Mais déjà, une fine réflexion se dessine car jamais ces extraits ne se contentent de faire appel à notre dégoût, à un rejet primitif de la violence ; au contraire, ils sont autant de questions ouvertes auxquelles le réalisateur n’aura jamais la prétention de répondre.
Le second tableau, long d’une heure, est, comme son titre l’indique, un espace de doute et de questionnement que le réalisateur a choisi de placer au sein de Sarajevo. Une équipe cosmopolite s’y rend en vue d’un événement littéraire. Mais cette rencontre, prétexte à un échange généreux entre cultures différentes, place l’individu face à une situation géopolitique particulièrement complexe dans laquelle il ne peut que ressentir son impuissance. Les ruines de Sarajevo constituent le carrefour de ces injustices politiques en restant un précieux témoignage, un espace préservé de la mémoire pour cette jeune juive israélienne et ce traducteur palestinien qui savent sciemment que la rencontre de leurs deux peuples est vouée à l’échec diplomatique. À partir de ce postulat, le film s’interroge avec une étonnante perplexité: après quelle représentation de la liberté peut-on encore courir?
Le film de Jean-Luc Godard étonne par son désenchantement notable, par la gravité concernée de son propos. Et pourtant, il y reste quelque chose de profondément absurde et de dérisoire, le constat d’une incommunicabilité que la récurrence des faux raccords et des citations («Je est un autre» déjà présent dans Le Mépris) vient conforter. Le réalisateur, plus que n’importe qui, fait un douloureux constat : le discours et la révolution n’appartiennent à personne, ils sont l’objet d’une désindividualisation. Seul le travail de mémoire est un outil efficace et durable contre la barbarie et les injustices. Mais la désolation de Godard n’est jamais désespérée car une foi persiste malgré tout et laisse apparaître un timide rayon de soleil en troisième partie de film, sobrement intitulée «paradis». La nature y reprend ses droits avec une protubérance toute renoirienne. Un espace de liberté s’y dessine, tragiquement délimité par la présence de soldats, mais l’existence de ce lieu clos laisse feindre le timide espoir d’un retour à la raison et à un idéal communautaire pensé de l’intérieur.
Et c’est sur cette note d’optimisme volontaire mais réaliste, que ce film singulièrement généreux vient se clore. Et nous, profondément ravis de constater que l’un des fondateurs de la Nouvelle Vague peut encore, quarante ans après, poursuivre un travail d’orfèvre armé d’une exigence que rien ne sera jamais venu ébranler.