L’une des premières salles du parcours consacré au Livre d’image aux Amandiers diffuse Reportage amateur (Maquette expo), dans lequel Jean-Luc Godard présente à l’aide d’une maquette son projet d’exposition, Collages de France. Si la vidéo ne donne qu’un aperçu de ce qu’aurait pu donner cet ambitieux parcours resté à l’état d’ébauche (qui deviendra Voyage(s) en Utopies), elle renseigne surtout sur la façon dont Godard a conçu ses œuvres récentes : comme un collage d’images, de textes et de sons qui, dans le cas d’une exposition, associent la déambulation spatiale à un montage suivant un trajet ouvertement réflexif. Dans une salle intitulée « Le Réel », sont ainsi positionnés d’immenses miroirs d’un côté et de l’autre de la pièce afin que les visiteurs regardent leur propre image se multiplier. On retrouve cette idée dans l’ensemble du parcours aux Amandiers, conçu par ses collaborateurs Nicole Brenez, Fabrice Aragno, Jean-Paul Battagia et le directeur du théâtre Philippe Quesne. Des miroirs se trouvent dans la plupart des pièces, reflétant les visiteurs dans le noir des vieux téléviseurs ou dédoublant les films sur les glaces qui recouvrent les murs des loges (images ci-dessous : à gauche la pièce n°14, Libre promenade dans Le Gai Savoir de Fabrice Aragno ; à droite la pièce n°5, Dans le temps d’Anne-Marie Miéville).
Le film est déjà commencé ?
Le parcours se compose de plusieurs dizaines de films réalisés par Jean-Luc Godard, Anne-Marie Miéville, Fabrice Aragno ou Paul Grivas, diffusés en boucle de manière à pouvoir entrer dans une pièce (loges, salons, vestiaires, mais aussi cuisines et autres ateliers entourant la salle principale du théâtre) pour regarder un film déjà en cours. Les images et les sons existent dès lors de façon autonome, et la durée de certaines œuvres sélectionnées, trop importante pour être vues dans leur totalité, aboutit à un visionnage de fragments épars, de bouts de films pris à la volée, permettant de constituer son propre montage à partir des morceaux glanés sur l’ensemble du parcours. C’est notamment le cas des longs-métrages d’Anne-Marie Miéville tels que Nous sommes encore ici (1h20) ou Après la réconciliation (1h24). Dans ces deux pièces souvent vides, les images défilent sans spectateur, loin du tumulte et des files d’attente qu’auraient pu provoquer l’étroitesse des lieux, pour vivre leur vie en toute indépendance (image ci-dessous : la pièce n°12, vide, où est diffusé Nous sommes encore ici d’Anne-Marie Miéville).
À l’inverse des visiteurs qui ne sont que de passage, les images et les sons semblent pouvoir pleinement investir ces pièces feutrées et exiguës, composées d’un écran et de quelques chaises et fauteuils disposés ça et là. Les œuvres ne se contentent d’ailleurs pas seulement d’habiter l’espace, mais y circulent aussi librement. L’ouverture des portes et la proximité des pièces permettent notamment aux sons de voyager d’un lieu à un autre. Ils résonnent et produisent une disharmonie typiquement godardienne, sorte de cacophonie d’éléments hétérogènes qui livre quelques fulgurances, associant par exemple le son des tirs de fusil dans Prières pour Refusniks aux images de torture de Dans le noir du temps, le tout accompagné de la version allemande du Livre d’image, dont la bande-son est diffusée dans un couloir à proximité. L’une des plus belles œuvres du parcours, Suite(s) Lacustre(s), installation vidéo réalisée par Fabrice Aragno à partir d’images tournées pour un projet de long-métrage, met en scène ce déferlement des images et des sons par-delà les espaces qui leur sont initialement alloués. Une coulée d’eau déborde de la salle grâce à l’ouverture d’une porte, au-dessus de laquelle se trouve un panneau d’issue de secours, avant qu’un plan nocturne d’où émane la lumière d’un bateau ne soit justement projeté dans le couloir, hors du lieu où l’installation semblait au départ se jouer (images ci-dessous : la pièce n°8 s’ouvrant sur un couloir).
Histoire(s)
Les images et les sons qui entourent Le Livre d’image encouragent ainsi une déambulation ininterrompue à travers les coulisses du théâtre. Le visiteur explore les salles de répétition, chemine dans de longs couloirs, passe d’une loge à une autre pour rejoindre les vestiaires, sans qu’à aucun moment ne soit dissimulée la vocation première de ces espaces. Les films cohabitent avec un autre niveau de langage, plus prosaïque, celui des plans d’évacuation, des étiquettes de rangement, des mises en garde en tout genre (ici « Merci de nous rendre vos badges !!! », là « Interdit de fumer »). On confond les cartels et les notes de service, s’attendant presque à découvrir un message caché dans ces dernières. Une bouteille d’eau à moitié vide oubliée sur un meuble, les corbeilles à papier dans chaque loge, ou encore le fouillis de l’atelier couture participent de cette même mise en scène d’un travail toujours en cours, où les coulisses apparaissent comme une installation dédaléenne aboutissant aux œuvres majeures présentées dans les deux grandes salles du théâtre. Tandis que le matériel technique au sein des petites pièces s’avère parfois obsolète (vieux postes de télévision, enceintes cabossées, etc.), les salles principales se trouvent quant à elles dotées de grands écrans suspendus dans le vide – évoquant notamment l’installation de Christophe Cardoen et Patrick Bokanowski, citée par Godard dans The Old Place et Dans le noir du temps, où un écran blanc tenu par des bras articulés est agité frénétiquement comme sous l’effet d’une tempête.
Le parcours des Amandiers suit par là une trajectoire passant de la diffusion domestique des images (avec des écrans de télévision ou d’ordinateur qui font face à des fauteuils dans un espace restreint) à leur projection à grande échelle (salles de cinéma et autres gradins). Le trajet épouse l’idée d’une genèse du Livre d’image où des travaux préparatoires représentent autant d’étapes dans la maturation de l’œuvre définitive, ce que renforce encore le choix de ne présenter qu’une seule vidéo par salle, dans des espaces qui forment une suite de petits ateliers. Les digressions sont dès lors nombreuses : l’atmosphère intimiste des loges peut à la fois accueillir le discours amoureux, avec Couple représenté en Mars et Vénus d’Anne Marie-Miéville, le clip Plus oh ! réalisé pour France Gall ou le faussement érotique Armide, ainsi que de brefs essais politiques, avec une série de moyen-métrages tournés par Godard dans les années 1980. Les vestiaires sont de leur côté propices aux adieux (avec Adieu à TNS, dans la pièce n°15), la salle de ping-pong au décalage comique (avec Film Catastrophe de Paul Grivas, dans la pièce n°9), quand l’atelier de couture accueille justement un patchwork, filmique celui-là, avec King Lear (images ci-dessous : à gauche la pièce n°23, Il y avait quoi (pour Éric Rohmer) de Jean-Luc Godard, présenté au bout d’un couloir ; à droite la pièce n°26, King Lear dans l’atelier de couture).
Demande à la poussière
Le parcours proposé permet ainsi de retracer le fil d’une œuvre en gestation, mais donne également un aperçu de l’une de ses possibles fins dans une obscure cuisine où est diffusé Poussières de Fabrice Aragno (image ci-dessous : la pièce n°27). Dans ce court-métrage qui ne dure qu’une minute, on aperçoit, à travers les particules poussiéreuses qui flottent près d’un projecteur de cinéma, la danse du Plaisir de Max Ophüls sur laquelle se referme Le Livre d’image. De sorte que le film lui-même, plus vivant que jamais après avoir été décliné sous toutes ses formes, semble nous inviter à le rouvrir une dernière fois avant de retourner à la poussière.