Quelques semaines après la réception du missile régressif de Ben Stiller, Tonnerre sous les tropiques, le « Frat Pack », étiqueté nouvelle comédie américaine, revient nous briser la mâchoire de rire avec le terriblement puéril Frangins malgré eux. La parodie guerrière de Stiller fait d’ailleurs grise mine à côté de cette entreprise excessive d’humour où la bouffonnerie adolescente est symbolisée comme une période d’insouciance bénie et exploitée comme le meilleur remède à la gravité. Prière alors de laisser costumes étriqués, coiffure lisse et raison cartésienne au vestiaire, les ouvreurs Will Ferrell et ses acolytes s’occupent de se ridiculiser pour vous téléporter au cœur d’une capsule d’immaturité franchement assumée.
La comédie américaine contemporaine détient parmi toutes ces figures imposantes (Jim Carrey, Steve Carell, les frères Farrelly, Ben Stiller) un homme à la carrure massive et au génie affûté qui n’a peur de rien et surtout pas du ridicule. À l’intérieur d’un petit cercle d’initiés (s’élargissant sans commune mesure) qui se plait à suivre cette fratrie plutôt tordante, il est un nom sous forme de passe-droit qui retient davantage l’attention et s’échange comme une pépite salée, j’ai nommé Will Ferrell. Ce grand garçon est comme qui dirait une espèce d’ovni rafraîchissant en ces temps où Hollywood semble être dressé comme une usine à films sages, à la morale bien pensante et au bon goût douteux. À cette sénilité hollywoodienne masquée par des effets stylistiques trompeurs et une imagerie dopée par des ravalements de façade, s’oppose la bouffonnerie dévastatrice de ce grand attardé mental qu’est Will Ferrell.
On ne voudrait plus le présenter, mais Will Ferrell, c’est avant tout le journaliste moustachu qui drague lourdement sa collègue de bureau sans pouvoir contrôler ses hormones ni son penchant alcoolique dans le dorénavant culte Présentateur vedette : La Légende de Ron Burgundy. Après avoir fait ses armes dans l’émission Saturday Night Live, il est apparu dans le débridé Ricky Bobby : roi du circuit puis le Jay et Bob contre-attaquent de Kevin Smith. Plus tard sa visibilité s’est accrue sur les écrans français lorsqu’il a porté sur ses épaules le très kaufmanien L’Incroyable Destin d’Harold Crick ou encore Semi-Pro. Abonné à des rôles d’incontournables demeurés et de dragueurs invétérés, Will Ferrell se lance, avec son sourire idiot et son verbiage cruel, dans des improvisations irréelles qui détonnent comme l’arme comique la plus mordante. Le cercle de ses personnages repose aussi sur un même goût du déguisement qui, de la moumoute aux moustaches seventies en passant par des combinaisons ultra moulantes, impose un certain culte de la ringardise et de l’extravagance. Le summum de cette complaisance attachée au mauvais goût se condense absolument dans la partition démentielle qu’il insuffle en guise d’apothéose au film Serial Noceurs. À l’apogée de cette revigorante comédie qui met en scène deux dragueurs dont les proies sont des célibataires perdues dans les fêtes de mariage, Ferrell campe un célibataire quarantenaire dont la dégradation psychique avancée l’invite à proférer les pires insanités contre sa pauvre de mère et le sexe opposé…
Là où finit Serial Noceurs, pourrait se loger l’idée initiale et les germes de Frangins malgré eux. Imaginé par Will Ferrell, John C. Reilly et Adam McKay, Frangins malgré eux relate la rencontre abrasive de deux très grands garçons sur qui la maturité n’a jamais eu d’emprise et pour qui la bulle d’adolescence est un éternel terrain de jeu. À l’instar d’un Tanguy féroce ou d’un Peter Pan tordu, Brennan (Will Ferrell) et Dale (John C. Reilly) sont restés reliés au cordon ombilical et ont trouvé leur voie idéale en refusant toutes formes de responsabilité adulte. Comme un affront à l’évolution darwinienne, ces deux benêts ont, plus ou moins consciemment, évité de franchir la barrière qui les sépare du monde réfléchi et mesuré des implications adultes. Profitant allégrement de la couverture douillette de leurs géniteurs, ces quarantenaires puérils jouissent de journées balisées entre abondant garde-manger, glandes à l’horizontale sur le canapé et séances fantasques de karaté. Leur statut de crétins irresponsables leur ouvre un champ libre pour mettre en actes leur imagination débordante et prolonger l’insouciance en toute impunité. Ainsi, le jour où les parents de Brennan et Dale tombent l’un et l’autre sous le charme, la rencontre entre ces deux irrécupérables va constituer une friction d’ego et le nerf de cette comédie frappée par le sceau d’une improvisation grotesque et euphorisante.
Avant toute chose, il s’agit de s’abandonner à cette géniale idée de faire glisser les corps adultes de nos deux acteurs dans des vêtements normalement réservés au cercle de l’adolescence (on est loin des romantiques skaters de Larry Clark ou de l’obsession pour la jeunesse sensuelle de Gus Van Sant). Ainsi, le corps ingrat de Ferrell et le crâne dégarni de John C. Reilly dénotent superbement avec ces tee-shirts ringards (ou autres pulls de Noël fantasques), qui affichent des références infantiles ou vintage à la culture pop. Dans le même ordre d’idée, il est savoureux de voir comment, juchée sur la banquette arrière de la voiture que conduit sa mère, la grande carrure de Ferrell se replie et joue les affres du caprice. Toute une flopée de gags se forme autour de cette idée que la masure des corps exhibe son total décalage avec l’esprit néanderthalien de ces indétrônables crétins. Le paroxysme de ce travestissement et ce dérèglement identitaire verra les deux quarantenaires se faire invectiver et tabasser par un gang de mioches hauts comme trois pommes…
Le film accumule en premier lieu des scènes d’animosité et de jalousie entre les deux frères qui doivent cohabiter sous le même toit en dépit de leur refus commun au partage (affectif et matériel). La ridicule bataille à laquelle se livre les deux frangins lasse pourtant rapidement malgré quelques savoureuses séquences d’absurdité comme celle où Brennan pénètre le territoire interdit de Dale et vient souiller de sa testicule les peaux de sa batterie (le clin d’œil à Mary à tout prix est dans l’air). La complicité tout azimuts qui va les lier s’amorcera par le partage de références communes (dinosaures et films préférés) et au moment de cette prise de conscience qu’il faut se liguer afin de préserver le terrain de jeux que les adultes veulent voir disparaître. Face au désordre intempestif que nos irréductibles laissent derrière eux, les deux garnements sont donc sommés par leurs parents de se responsabiliser et de trouver un travail. Mais le mal est-il déjà fait ?
Le principal vecteur comique s’avère alors cette confrontation entre le monde fade et ordinaire des adultes d’un côté et l’imagination décalée et insouciante de l’âge adolescent. En total porte à faux, le frère de Brennan qui dirige une tendre famille et une prospère société immobilière, incarne le modèle lisse sur qui le réalisateur décharge sa virulente critique. La droiture de cet enfant modèle qui a les faveurs explicites de son père métaphorise l’idée d’un monde figé dans son sérieux et sa superficialité repoussante. À côté de cette dimension maussade que l’âge adulte contracte, les facéties des grands enfants représentent une échappatoire au sérieux des relations sociales. Les scènes d’entretiens d’embauches de Frangins malgré eux demeurent à cet effet puissamment comiques tant elles prônent la maladresse régressive et invitent à parodier les attitudes réglées du monde professionnel. L’humour potache se libère ici en véritables prouesses de déviance grâce à une scène de drague gonflée conduite par Ferrell et jusqu’à ce moment féroce où Reilly se lâche et infeste le bureau de son futur employeur d’une flatulence pour le moins interminable…
On pourra gloser si l’on veut sur le peu de recherches visuelles qu’implique toujours ce genre de comédies puériles et arguer contre ces films carnavalesques qui se compromettent en faisant la part belle à nos instincts les plus vils… L’intérêt n’est évidemment pas là mais davantage autour du rire franc qui se libère en tournant en ridicule la bêtise et la maladresse que l’humanité partage. De même, Ferrell et McKay parviennent ici à réfléchir sur ce conditionnement imposé à tous de devoir subir le sérieux du vernis social, la morne norme des relations adultes. En érigeant l’humour salace et le graveleux sans se soucier de la bienséance, les deux compères prônent l’extravagance et le retour à cette forme d’insouciance en perte de vitesse lorsqu’on bascule dans le monde des adultes. Le passage surréaliste où le frère modèle conduit en chef d’orchestre sa famille en un chœur harmonieux où se mêle bonheur vomissant et optimisme outrancier est à cet égard génialissime. La séquence constitue un pied de nez, une langue bien tirée, un doigt d’honneur assumé à ce positivisme béat qui embaume les comportements ternes d’une frange de l’humanité compromise dans un artifice douteux. En bon white-trash qui a su préserver et faire de son jeu cet amusement puéril, Ferrell raisonne à partir du ridicule pour mieux s’en éloigner. En se gaussant du politiquement correct (voir la scène où l’on déguise les voisins en membre du Ku Klux Klan et en SS …) et en poussant l’humour dans ces extrêmes retranchements, on souscrit forcément à cette sincère parodie. Ainsi, à défaut de nous délivrer une leçon d’esthétisme et d’intelligence, le film nous surprend dans ces derniers instants à évoquer une idée du bonheur à voir ses limites dépassées. Bête et méchant, Frangins malgré eux assume son radicalisme boutonneux et joue férocement des coudes pour se placer en tête du classement de la meilleure comédie de l’année.