La promotion de Frank, évidemment, s’est essentiellement faite autour du personnage azimuté homonyme, joué par Michael Fassbender, et de l’énorme et grotesque tête en papier mâché qu’il arbore pendant presque tout le long-métrage, camouflant son visage de star. Cela s’avère une étrange façon de vendre le produit, puisqu’elle revient à retourner son véritable argument, en promouvant le personnage telle l’attraction motivant le déplacement. Or le film ne s’applique justement pas à vendre son personnage, mais à faire la lumière sur sa chosification, disputé qu’il est par d’autres comme une icône suprême à s’approprier.
La dispute se déroule au sein d’un groupe musical singulier, du genre pop avant-gardiste et au nom imprononçable. Jon (Domhnall Gleeson), un jeune employé de bureau aux ambitions de musicien, s’y incruste à la faveur d’un coup du sort pour remplacer le claviériste et découvre un monde de folie plus ou moins douce, de bonds réguliers entre préparation et improvisation et entre raison et absurdité, de tension fille de l’incertitude permanente. Au centre s’agite ledit Frank, leader, chanteur et songwriter aussi artistiquement génial que mentalement perché, d’autant plus intimidant sous son casque grossier orné d’yeux et d’une bouche parfaitement inexpressifs. Si le groupe entier résonne de cette démence, ce n’est pas seulement pour ses chansons sans queue ni tête et ses concerts chaotiques, mais avant tout parce que les autres, quoique a priori sains d’esprit, se laissent entraîner — par complaisance, par émulation — dans les errements de leur meneur. Or, ayant de bonnes raisons de se sentir plus stable que les autres (mais ignorant à quel point il est lui aussi perméable à la folie ambiante), Jon tente insidieusement de prendre l’ascendant sur le groupe en leur suggérant des idées de succès, et en appuyant sa proximité avec le leader/icône, au grand dam de la susceptible Clara (Maggie Gyllenhaal) qui aimerait bien garder celui-ci pour elle seule — d’où une rivalité amoureuse perverse puisqu’on ne saisit pas trop la nature exacte du désir de Clara.
Accompagnement des malades
Face à Frank, on n’est pas vraiment sidéré par la touche borderline du spectacle de la folie, trop savamment dosée pour convaincre. On est encore moins intéressé par une éventuelle réflexion sur le statut d’icône artistique, où l’on en reste au premier degré. En revanche, le meilleur os que le film trouve à ronger est cette lutte de pouvoir autour d’une personne que les belligérants réduisent à son image, alors qu’ils sont censés être proches d’elle — notamment le parcours du jeune novice qui se débarrasse vite de son semblant d’innocence pour assouvir son désir d’exister. C’est vis-à-vis de ce dernier que la mise en scène travaille la proximité, ne cherchant pas à prendre de la hauteur sur le phénomène pervers qui se joue dans le groupe, mais au contraire nous impliquant en son sein, nous offrant de l’observer de l’intérieur, sans autre parti pris que celui du cinéaste au moins aussi attentif aux drames universellement humains qu’aux petites embardées excentriques.
Car sous la grosse tête de papier mâché, derrière les états familiers de la comédie douce-amère, on décèle une vraie attention aux enjeux sous-tendant les personnages — et une vraie maladie, en fin de compte : celle d’une accoutumance, voire d’une dépendance qui mine chacun des membres de la communauté sans qu’ils veuillent l’admettre. Il faut voir dans quel état, après l’inévitable crise de trop qui disloque tout, on retrouve les survivants du groupe, se traînant comme s’ils étaient en cure de désintoxication, alors que certains symptômes indiquent que la guérison sera encore longue. Le film achève alors de les suivre tandis qu’ils tâchent de se retrouver, eux-mêmes et les autres, de renouer les liens anciens, ou plutôt la vérité des liens qu’ils s’imaginaient, avec cependant le regard défait de ce pouvoir qui les maintenait dans l’état étrange qui fut le leur. Quant à Jon, le regard soulagé, il ne peut plus échapper à son statut d’intrus. Le film a le bon goût de ne pas le chasser, mais de le laisser sortir de scène en toute discrétion, pour le récupérer juste après, déjà dehors. Ce n’est pas un hasard s’il occupe le dernier plan, lui qui était finalement la seconde grosse tête du drame, constituant avec Frank les deux faces prépondérantes d’un drame humain où chacun s’efforce d’exprimer sa propre existence — ce que la promotion du film pouvait moins facilement vendre qu’un certain accessoire excentrique. Comme son personnage homonyme, Frank vaut mieux que son masque.