Petite conversation avec le cinéaste irlandais Lenny Abrahamson au sujet de son dernier film, où l’on a parlé un peu de musique mais aussi d’amour, d’abus de confiance et de maladie contagieuse.
Le film s’intitule Frank. Pourtant, quand je l’ai vu, j’ai senti que le personnage de Frank [Michael Fassbender] était l’objet et non le sujet du film — que Jon [Domhnall Gleeson] en était le sujet.
Oui. Jon est le sujet du film, et Frank est l’objet de son intérêt, de son obsession, de notre curiosité, de tout ça… C’est l’histoire de Jon qu’on raconte, c’est sa quête qu’on partage — une quête pour trouver Frank, et peut-être lui-même aussi, je suppose.
Pas seulement pour le trouver, mais aussi pour en tirer avantage !
Il aimerait se glisser dans la peau de Frank. À tort ou à raison, Frank représente l’authentique vie d’artiste à laquelle Jon aspire. Jon aimerait être Frank, et comme c’est impossible, il cherche à s’accrocher à lui et à s’en servir pour améliorer sa position.
Sans être vraiment conscient de là où il met les pieds. J’ai ressenti le film comme une histoire de contamination. La maladie mentale de Frank semble avoir intoxiqué tous ceux qui l’entourent…
Tout à fait. Mais Jon apporte aussi une forme de contagion, avec la part commerciale qu’il communique au groupe… En fait, tout le monde est envoûté par l’excentricité de Frank — même Jon ! On l’idéalise, on le fétichise. Il faut tout un film pour saisir à quel point c’est dingue.
Parlons des chansons. J’ai apprécié l’ambivalence qu’elles apportent au film : d’un côté leur absurdité est comique, de l’autre ils laissent ressentir une fragilité, une menace d’effondrement.
Oui, et parfois, au contraire, cela pourrait devenir très bon. On navigue entre le ridicule et le sublime — c’était notre intention avec la musique, qu’elle soit parfois proche du ridicule, de la prétention, et parfois proche de la vraie beauté. C’était un vrai objectif pour moi, parce qu’avec cet aspect burlesque de Frank, ç’aurait été très facile de ne faire de la musique qu’un gag, de ne pas la prendre au sérieux, de n’en faire qu’une création foireuse. Mais je trouvais plus stimulant d’essayer, avec le compositeur Stephen Rennicks, de créer une musique dont on pourrait envisager qu’elle puisse créer une… forme de connexion organique avec les gens qui la jouent.
La fin du film reconduit cette ambiguïté. On y retrouve les membres du groupe après leur séparation, et on pourrait croire qu’ils sont sortis de cette folie. Mais on ne les sent tout à fait guéris — il faut d’ailleurs voir le nom de leur nouveau groupe ! En fait ils donnent même l’impression de sortir d’une cure de désintoxication…
C’est vrai. En fait, ils n’ont pas vraiment changé, seul Jon est un peu différent. Je n’aime pas les films où tout le monde apprend quelque chose, je préfère ceux où les personnages ne sont pas conscients d’avoir vécu une histoire importante, où seul le public en saisit le sens. Pour cette fois-ci, nous nous sommes permis de laisser à Jon une certaine conscience de n’être pas fait pour ce qu’il essayait de faire — l’idée toute simple que ses rêves étaient des conneries. Un sentiment anti-hollywoodien, puisque là-bas on vous dit que vos rêves peuvent se réaliser.
Justement, j’aime le côté anti-hollywoodien de la fin, avec ce héros pas si positif dont la seule action vraiment louable est de remettre ensemble les membres du groupe, puis de s’éclipser sans bruit, le temps d’un champ-contrechamp : il est là, puis il n’est plus là, et la dernière image le montre déjà dehors en train de s’éloigner…
Oui, il n’a pas sa place dans le groupe, et ça ne le rend pas heureux. Nous avons envisagé plusieurs fins différentes, dont une où Jon rejouait avec le groupe, mais cela n’avait pas de sens.
Un autre aspect ambigu du film, c’est ce triangle amoureux tordu entre Jon, Frank et Clara [Maggie Gyllenhaal]. Concernant Clara, on a du mal à déterminer la nature de ses sentiments, que ce soit envers Frank ou envers Jon, dont on ne sait si elle le déteste ou non…
Clara est comme un animal, une créature. Sa relation sexuelle avec Jon est une aberration. Elle voit cet homme nu, et c’est comme une lionne se jetant sur un morceau de viande. C’est Jon qui s’imagine un triangle amoureux, mais le sentiment amoureux est seulement entre Frank et Clara. Il y a bien entre Jon et Clara un duel pour l’attention de Frank, mais pour le reste elle ne voit Jon que comme un déchet, que pendant une seconde elle prend et puis qu’elle jette !
Certains m’ont fait remarquer qu’il manque deux choses dans ce groupe : la drogue, et l’idée conventionnelle de la liberté sexuelle. On ne peut pas avoir une scène de sexe conventionnelle dans ce genre de film. C’est un film essentiellement enfantin, ludique, avec une tonalité très naïve, donc une scène de sexe intense n’y aurait pas sa place, ce serait ridicule. À la place, il faut qu’une telle scène soit décalée, du slapstick, du burlesque — et ça passe bien.
Le burlesque est partout !
Oui !