Présenté à « Un certain regard » au Festival de Cannes 2012, Gimme the Loot, premier long d’Adam Leon, est une des propositions les plus fortes, cohérentes et authentiquement cool du Do It Yourself new-yorkais. Suivant, le temps de 48 heures, deux adolescents graffeurs qui partent en quête de 500 dollars pour apposer leur tag sur l’ex-Shea Stadium et gagner le respect du milieu, Adam Leon dessine un parcours de la loose à travers New York qui redéfinit la géographie bien connue de la Grosse Pomme.
Les images d’archives qui ouvrent le film donnent le ton : que reste-t-il du « New York dangerous » des années 1980, créatif et socialement agité ? C’est un peu comme si l’on prenait des nouvelles de cette réalité qu’un Spike Lee a révélée, comme un filon possible pour redécouvrir New York et en déployer sa fascinante vitalité par un autre biais que celui des hipsters de How to Make It in America, des étudiantes de Girls ou des VIP de Gossip Girl. Pour autant, à l’image du New York cartographié par ces séries énergiques, il ne s’agit pas de circonscrire un quartier, une zone mais plutôt d’indiquer des chemins possibles, des passages à travers la ville qui lui donnent un mouvement réel – pas simplement celui abstrait d’une ville que l’on sait grouillante. La première qualité de Gimme the Loot est donc de s’inscrire dans cette généalogie de fictions urbaines qui font de l’ondulatoire de la ville leur matière : si cool il y a, c’est dans cette aptitude à surfer sur la vague aléatoire de la grande ville.
Dans son quadrillage de rues labyrinthique qui brouille les pistes et rend possible l’amalgame, New York se réinvente au gré de l’errance de Malcolm et Sofia, jeunes graffeurs qui quêtent par tous les moyens 500 dollars pour graisser la patte du gardien du stade où joue l’équipe de baseball des Mets et où ils comptent apposer leur tag pour enfin se faire respecter. Gimme the Loot se construit sur le double motif de la parole et de l’errance, et prolonge à sa manière les vertigineux films à « parole véhiculée » de 2012 : Cosmopolis, Holy Motors, The We and the I. On s’y projette en « graffeurs les plus célèbres de NYC » et on laisse ses rêves s’emballer. Mais c’est à pied que le flow se lâche, losers obligent. Adam Leon déploie toute une rythmique : déambulations plus ou moins lestées et accompagnées, stases qui laissent affleurer les sentiments, sprints et courses de longue haleine, avec une variante sans baskets pour Malcolm qui les laisse comme en gage à une blonde chipie de la haute à qui il a livré un peu d’herbe. Du tintement des grilles de terrain de basket à un immeuble huppé avec piscine couverte en passant par un squat, la cave ouverte sur la rue d’un dealer et les échoppes minuscules aux arrière-boutiques fantomatiques, la rue new yorkaise déploie toutes ses ramifications. Une scène cristallise ce mouvement aléatoire qui reconfigure la ville : alors qu’elle fonce, épuisée, depuis la veille, Sofia prend en filature la blonde des beaux quartiers qui part faire un footing pendant que Malcolm et un braqueur tentent d’infiltrer son appartement pour quelques bijoux. La mise en scène, pleine d’ampleur, exacerbe les contrastes rythmiques de manière comique, tout en draguant dans le sillage de la course lieux et motifs de la ville.
Le New York des années 1980 – 1990, entre hip-hop et graff, se réactive avec la violence qui le trame (le titre, qu’on pourrait traduire par « balance le fric », est celui d’une chanson de Notorious B.I.G.). Il ne s’agit cependant aucunement de rejouer un passé mythifié, sur le mode rétro qui œuvre depuis la fin des années 2000, mais bien de reprendre une piste jaillie à une époque et d’en saisir la persistance et l’évolution aujourd’hui. Les mésaventures de Malcolm et Sofia scandent ainsi de manière amortie le « Life’s a bitch » de Nas, les deux frôlant seulement l’ombre des prisons, règlements de comptes et autres embrouilles. On est loin de la logique d’engrenage ou du couplet sur la fatalité : une pirouette est toujours possible car la réalité est ici plus souple. De la même manière, le versant teen, avec ses expériences et ses pulsions brouillonnes, alimente le récit sans jamais le faire dévier vers un cap trop marqué. Ce flux continu et composite donne au film une vraie légèreté, à l’image du hip hop entre jazz, soul et rock’n’roll de la bande-son, comme si New York devenait un terrain de jeu plus ou moins risqué.
Ce mouvement dans la ville est appuyé par celui de la parole qui fuse en punchlines aiguisées où s’agrègent là aussi des jeux de langage multiples. Les mots et situations sur lesquels achoppent les personnages sont matière à une effusion de la parole qui met à l’épreuve et remodèle les rapports de force, à l’image de Malcolm qui se laisse prendre au jeu du gentleman cambrioleur avec la WASP bohème qui le voit en simple galérien ou lorsque Sofia doit lutter contre les brimades machos d’autres graffeurs. Cette logique de heurt et de logorrhée n’est pas sans rappeler le chaos du bus de The We and the I de Michel Gondry où l’incessante tension verbale menaçait tout un chacun à tout instant. Là encore, Adam Leon évite cette voie singulière pour maintenir le mouvement toujours fluctuant, aérien, jamais appesanti. On pense aussi à l’élan de deux autres films de Gondry, Block Party et Be Kind Rewind, entre débrouille et quête d’un espace joyeux au sein de la ville, même s’il va ici dans le sens de la seule relation entre Malcolm et Sofia. Avec un personnage de fille forte (comme on en voit rarement de tel) et un garçon à la candeur réjouissante, le duo complice donne au film sa tranquille assurance. Pour leur premier essai, Adam Leon et ses acteurs Tashiana Washington et Ty Hickson ont touché le jackpot.