Adapté du célèbre roman de Don DeLillo, Cosmopolis renvoie David Cronenberg à l’univers glacé et anxiogène qu’il semblait avoir délaissé depuis A History of Violence et qui, de Faux-Semblants à Spider, était sa marque de fabrique. Bien plus intéressant que l’œuvre dont il est pourtant la fidèle adaptation, Cosmopolis dissèque avec brio un monde sur le déclin, replié sur lui-même et désincarné. Dommage que le film, riche de promesses, se perde parfois dans une réflexion bégayante et verbeuse qui, à se vouloir trop théorique, finit par tourner à vide.
Un Roi sans divertissement
Les tenants du procès en classicisme intenté – à tort – à David Cronenberg pour ses trois films précédents (et particulièrement le dernier sorti en décembre, le pourtant splendide A Dangerous Method) devraient être ravis de retrouver, avec Cosmopolis, le style et les thèmes qui ont fait la renommée de son cinéma. On l’aurait bien vu adapter le monstrueux roman de Bret Easton Ellis, American Psycho, dont Cosmopolis est un lointain cousin : même décor (New York, le monde de la finance) ; mêmes personnages froids et sans vie, alléchés par l’odeur de l’argent, du sexe et du sang ; même constat nihiliste sur le cynisme et l’inéluctabilité des ravages du capitalisme. Chef d’œuvre total, l’inadaptable American Psycho a déjà été catastrophiquement porté à l’écran il y a quelques années. Nettement moins bon, Cosmopolis n’avait que sa vénéneuse matière à offrir, suffisamment poreuse pour qu’un cinéaste de la trempe de Cronenberg puisse y projeter toutes ses obsessions.
Le roman, comme le film, décrit un monde sous cloche, peu aux prises avec la réalité, entièrement régi par les courbes des marchés et les tractations monétaires dont son héros, Eric Packer, est à 28 ans l’un des maîtres incontestés. L’intrigue se déroule sur une journée, au cours de laquelle le jeune multimilliardaire, enfermé dans sa luxueuse limousine prise dans des embouteillages, va voir son destin basculer irrémédiablement. Unité de temps, unité de lieu (Packer ne quitte presque jamais sa voiture, il laisse les autres venir à lui) : Cronenberg embrasse les figures imposées par le roman avec une maestria qui impressionne d’autant plus que le cinéaste ne cherche jamais à en surligner les effets. Le travail sur le son, absolument remarquable, en est l’une des plus brillantes illustrations. Prince des villes retranché dans son armure blindée où pas un bruit de l’extérieur ne pénètre, Eric Packer voit le monde défiler par les fenêtres de son improbable véhicule high-tech : passants et manifestants, mais aussi ses collaborateurs, son docteur, ses gardes du corps et même sa femme, qu’il croise dans un taxi. Le roi s’ennuie et laisse ses courtisan(e)s lui raconter le monde tel qu’il va (ou tout du moins, la seule vision du monde dont il dispose, entièrement vu et analysé à travers le prisme de la Bourse), le toucher et le baiser sans qu’il quitte son trône de cuir encadré d’écrans digitaux qui semblent comme une prolongation de lui-même (on retrouve là les obsessions de Cronenberg pour le corps et ses mutations). Eric Packer a tellement décroché de la réalité qu’il doit se forcer à faire la conversation et s’imposer des pauses déjeuner avec sa femme car, dit-il, «c’est ce que les gens font». Son épouse, à la blondeur hitchcockienne si irréelle, semble presque virtuelle, comme une projection mentale de ses inaccessibles fantasmes (elle refuse de faire l’amour avec lui) – autre motif récurrent dans l’œuvre de Cronenberg.
Vampire Diaries
Qu’est-ce qui, alors, relie Eric Packer à la réalité ? Rien, et c’est bien-là le problème, ce qui causera sa perte. Peu impressionné, voire même excité par la potentielle menace d’attentat contre sa personne, il regarde sur ses écrans le directeur de FMI se faire massacrer en direct par un forcené sur un plateau de télévision et l’on serait bien en peine de déceler, sur son visage, la moindre expression qui pourrait trahir une quelconque émotion. Eric Packer est un vampire, enfermé pour l’éternité dans une limousine qui ressemble à un cercueil (amusant parallèle avec celui, bien réel, d’une star de hip-hop pour laquelle notre « héros » versera la seule larme du film, et qui circule en même temps que lui dans les artères de Manhattan pour une cérémonie publique). Quel meilleur choix, pour interpréter ce Nosferatu moderne, que le bellâtre inconsistant qui doit sa renommée à l’increvable série des Twilight ? Le casting de Robert Pattinson, improbable sur le papier, relève du génie et l’acteur, stupéfiant, fait preuve d’une intelligence de jeu que l’on ne peut attribuer au seul talent du réalisateur : force est de le reconnaître, le jeune homme impressionne, imposant du début à la fin du film (il est de tous les plans) une variation bien plus morbide et effrayante du mythe qui a fait sa renommée.
Cosmopolis devient redondant quand il peine à se détacher des dialogues pénibles qui rendaient, déjà, la lecture du roman si agaçante. Aussi fascinants que soient les comédiens – tous parfaits – et la mise en scène magistrale du réalisateur, le discours du film se perd dans des digressions théoriques qui trouvent leur apogée dans un climax bavard, qui peine véritablement à donner corps aux interrogations du héros. Dévoré par son insensibilité, son imperméabilité au malheur et à la souffrance, Eric Packer s’enfonce dans un folie autodestructrice qui le poussera à adopter tous les rôles : victime et bourreau, psychopathe et doux agneau, entarteur entarté. Le film aurait gagné à abandonner un peu plus la théorie au profit de la pratique, à frotter un peu plus longuement son personnage à la matière : sueur, sang, bitume, crème fouettée, pisse et caniveau. À l’image de cette trop longue scène finale, où Cronenberg manque sa cible et boucle un peu hypocritement la confrontation attendue et forcément décevante entre le chasseur et sa proie, Cosmopolis ne tient pas toutes ses promesses, mais monte si haut qu’il donne le vertige.