Surprise : on n’attendait vraiment rien de Godzilla vs. Kong, grand barnum et point d’orgue d’une franchise assez inodore, dont les précédents films n’avaient guère convaincu, quand bien même ils témoignaient, au milieu de mises en scènes et de récits désaffectés, d’une attention certaine pour leurs mastodontes numériques. Jusqu’ici, le spectacle relevait du détail – un bout de peau éclairé, une poitrine qui se gonflait, une fourrure gorgée d’air – dans les plis de séquences aussi vides formellement que surchargées en effet sonores et plastiques, au point que rien, ou presque, n’imprimait l’œil. Godzilla vs. Kong n’est pas exempt de ces écueils ; il reste, après tout, l’accomplissement du programme que porte son titre (de la castagne entre deux monstres sacrés de cinéma), autant qu’un produit de grand spectacle dans l’ensemble balisé, qui se repaît de la destruction et peine souvent à regarder ce qu’il produit. Mais pour la première fois, il se passe quelque chose : plutôt qu’une stricte addition, la confrontation entre Kong et Godzilla accouche d’une interaction entre leurs deux corps, notamment dans une scène d’action étonnante, la première réunissant les deux « titans ». Alors que Kong est enchaîné à un porte-avion en direction de l’Antarctique, Godzilla, en « alpha » concurrencé par le singe géant, s’attaque au navire et à son escorte.
Vraie question de mise en scène : Kong, contrairement à son rival, n’est pas une créature marine et accuse un handicap notable, sa marge de manœuvre se réduisant à la petite plateforme (à l’échelle de ces colosses mythologiques) sur laquelle il se tient, et éventuellement aux quelques navires qui se situent autour. Surprise, donc : pour une fois, le décor n’est pas qu’une toile de fond, comme dans la séquence finale du film, qui se déroule à Hong Kong, concentration de gratte-ciels à détruire, mais bien un espace que les corps vont devoir dompter, et ce à plusieurs échelles. Verticale, d’abord, entre la surface et la profondeur, où Godzilla règne en maître et peut faire jaillir sans entraves son rayon bleu mortifère. Horizontal, ensuite, où Kong bénéficie d’une seule carte à jouer, son regard, quand la vision de Godzilla se cantonne en l’occurrence à une perspective sous-marine. L’intelligence de la séquence tient au refus, comme il est coutume dans ses réunions de figures super-humaines, d’adopter une stricte égalité des points de vue, en passant alternativement d’une icône à une autre, ce qui conduit généralement à une inanité du découpage, dont le rôle est de faire « briller » les protagonistes plus que d’organiser réellement une dynamique entre eux. La scène fait un choix : son centre de gravité, quand bien même elle repose sur un montage alterné (Kong, Godzilla, et ces encombrants humains, spectateurs passifs et empruntés qui peuplent inutilement la franchise), c’est bien le roi de Skull Island. D’où quelques raccords étonnants et trouvailles de mise en scène, comme cette chaîne – littérale – dans le montage (cf. captures ci-dessous). Alors que Godzilla traîne derrière lui la carcasse d’une épave dont l’ancre s’est accrochée à sa queue, le plan suivant montre Kong tirant sur ses propres chaînes. Raccord : le navire détruit refait surface, tracté par le lézard géant, toutefois hors champ, de sorte que l’on pourrait croire, en lisant la stricte succession des plans, que c’est aussi cette chaîne que soulève le colosse prisonnier. Et de fait c’est vers lui que s’élance la ruine fantôme – beau plan, d’ailleurs, où l’ombre de Godzilla s’estompe sous l’eau, pour ne plus laisser qu’entrevoir la trace de son immersion.
L’action s’organise ainsi autour de ce corps (cf. le mouvement de caméra rotatif, quelques minutes plus tard, lorsque Kong regagne la surface, libéré de ses chaînes) qui constitue à la fois le point de convergence des dynamiques et une force centripède exploitant pleinement les éléments du décor pour combler son désavantage spatial. Belle scène, dans un film qui l’est certes moins, mais qui rappelle que le tumulte des blockbusters sait encore produire, ici et là, du cinéma.