Pour le fan de cinéma fantastique qu’est Peter Jackson, réaliser son remake de King Kong est un rêve de gosse, une utopie qu’il n’aurait jamais pu réaliser sans le tour de force commercial de la saga du Seigneur des anneaux. Grâce au succès phénoménal de sa trilogie, le réalisateur a eu les coudées franches pour imposer son style. Un style qu’on ne retrouve hélas que par moment dans cette grosse machine hollywoodienne.
Tourner un remake de King Kong est s’attaquer à très forte partie : non seulement le film originel se suffit amplement à lui-même, mais en plus il fait partie de la mémoire collective du cinéma mondial. Le précédent essai, avec Jessica Lange en 1976, a été un ratage retentissant. Il fallait donc toute la confiance en soi du réalisateur de Créatures célestes pour mener le projet à bien. Les mains libres, avec un budget conséquent et l’assurance d’un succès dû à sa seule notoriété, Jackson livre donc avec King Kong son plus gros blockbuster, mais aussi son film le moins personnel, après Le Seigneur des anneaux. Il semble, après les Frankenstein de Kenneth Branagh et Dracula de Francis Ford Coppola, que s’attaquer aux monstres sacrés du cinéma – au sens propre – brise les griffes des plus talentueux.
Et pourtant, le potentiel est là. En bon amateur de jeu de rôle, Jackson prend le temps de mettre son histoire en branle, avec une première partie sur l’Amérique en crise qui s’étire en longueur. Le réalisateur prend le temps de dépeindre une ville-métonymie de l’Amérique entière où le rêve se vend à bas prix. Le réalisateur Carl Denham (interprété par un étonnant et très talentueux Jack Black) est un passionné de cinéma aussi intransigeant avec ses films qu’il est lâche sur les questions de la légalité et de la sincérité. Il embarque à force de mensonges et de faux-semblants le scénariste Jack Driscoll (sous les traits d’un inexistant Adrian Brody) et la jeune actrice Ann Darrow (Naomi Watts, transfigurée) dans son aventure vers un Eldorado improbable, une île où il rêve de tourner le film d’aventure qui le remettra à flots. Caviardée de références visuelles ou scénaristiques au cinéma des années 1930, cette première partie, manifestement développée pour donner corps aux personnages et ne pas focaliser tout l’intérêt du film sur sa créature, traîne parfois un peu trop en longueur, au risque de lasser son auditoire.
C’est pourtant ce qui fait la très grande force de ce King Kong : aussi bien les humains que la créature sont longuement détaillés, ce qui constitue une innovation scénaristique réelle par rapport à l’original. Grâce à l’incroyable technique de trucage informatique déjà employée pour donner vie à Gollum dans Le Seigneur des anneaux, Peter Jackson confie à Andy Serkis le soin de donner une réelle physionomie, une réelle personnalité, à son grand singe – avec succès. Là où le premier film laissait subtilement entendre l’existence d’une attirance sexuelle monstrueuse du singe pour sa blonde victime, Jackson prend le parti de faire de l’animal un vieux solitaire, qui se prend d’amitié pour une humaine par désœuvrement. De là, découlent les péripéties attendues d’un récit d’aventure exotique à grand spectacle, avec une justification un peu plus crédible que d’habitude. Ces péripéties répondent admirablement à un cahier des charges qui aurait été écrit par un fan terriblement subjectif de films de monstres : par la surenchère. Ainsi, on a son content de dinosaures plus ou moins méchants, de batailles spectaculaires entre les humains et le grand singe. Jackson va même jusqu’à insérer une scène où les protagonistes se font décimer par une horde de bestioles insectoïdes répugnantes – lointain clin d’œil à la scène coupée et perdue du premier King Kong, où une partie de l’expédition tombait d’un tronc d’arbre dans l’abîme, pour se faire attaquer par des araignées géantes ? Mystère. Toujours est-il que ces scènes finissent par donner dans l’excès, et par accaparer l’écran, au détriment de toute proposition cinématographique.
Le Seigneur des anneaux est une saga gigantesque qui constitue le summum du cinéma de divertissement inoffensif : un rythme maîtrisé, des effets parfaits, une action omniprésente, qui à quelques exceptions près prennent le pas sur tout discours artistique. King Kong relève de la même catégorie, superbement efficace mais artistiquement proche du néant. Pourtant, quelques moments de grâce se distinguent : le singe et l’actrice, méditant devant le soleil couchant ; Ann sortant du repère du monstre et observant, dans un ralenti glamour qui est le plus beau moment du film, ses compagnons de voyage métamorphosés par la convoitise à l’idée de capturer le singe… De beaux moments, bien trop rares malheureusement, et qui laissent comme un goût d’inachevé.
Il y a donc deux King Kong. Le premier s’adresse aux amateurs d’un cinéma de spectacle pur et sans prétention, et dans ce cas, c’est indéniablement le haut du panier, le meilleur d’un cinéma à effets spéciaux remarquablement utilisés, sans prendre le pas sur tout le reste, comme dans un quelconque Harry Potter, Eragon ou Star Wars, nouvelle période. Mais qu’est-il advenu du trublion hystérique et gore de Bad Taste, Les Feebles et de Braindead ? Du génie ambigu et dérangeant de Créatures célestes ? Du cinéphile passionné qui créa la folle aventure de Forgotten Silver ? Les esprits chagrins concluront à la mort de Jackson le cinéaste et à l’avènement de Jackson le scion de studio pour blockbuster à grand spectacle. Mais ces quelques moments de beauté et de poésie, épars dans la grosse machine de King Kong, prouvent que l’on est toujours en droit d’attendre le meilleur de Peter Jackson, un fois qu’il aura fini de s’amuser avec ses jouets cinématographiques.