Après Man Push Cart (2005) et Chop Shop (2007), le jeune cinéaste américain d’origine iranienne Ramin Bahrani présente un troisième long métrage, Goodbye Solo (prix Fipresci à la Mostra de Venise 2008), avec lequel il continue de creuser le sillon ouvert précédemment : personnages immigrés tentant de trouver leur place dans la société américaine et qui, confiants, accomplissent un travail sisyphéen en gardent le sourire malgré les échecs, relations bienveillantes dans un contexte hostile, porosité entre fiction et documentaire. Traitant de sujets graves inscrits dans la société urbaine moderne, les histoires de Bahrani tirent leur charme de l’élan de vie qu’elles transmettent malgré tout, du mouvement qui continue à aller de l’avant même au summum de la douleur, de la confiance touchante des personnages. Comme Man Push Cart et Chop Shop, Goodbye Solo se maintient dans la zone privilégiée des films indépendants rencontrant un légitime succès tant en festivals qu’en salles, et permet d’envisager d’un œil curieux et serein l’évolution du travail de Ramin Bahrani.
Points de départ
Au début de Goodbye Solo, situé dans la ville natale du cinéaste, Winston-Salem, en Caroline du Nord, le vieux William (Red West, ex-garde du corps d’Elvis Presley, célèbre cascadeur et acteur de seconds rôles) entre dans le taxi du sénégalais Solo et lui demande de l’emmener, à une date précise et en échange d’une belle somme, aux chutes de Blowing Rock, où on comprend qu’il compte se suicider. Cette ouverture n’est pas sans rappeler le film de l’un des cinéastes qui comptent pour Ramin Bahrani, Abbas Kiarostami, Le Goût de la cerise, dans lequel un homme veut payer pour qu’on l’aide à se tuer, et rencontre pour ce faire trois personnes qui réagissent différemment à sa requête. Mais Goodbye Solo prend rapidement ses distances par rapport à cette influence et trouve son propre chemin. Ce dernier passe, entre autres, sur les pas de Rossellini. Ce sont les Onze Fioretti de Saint François d’Assise qui sont à l’origine de Goodbye Solo. Après ses quatre films sur la Seconde Guerre mondiale (Rome ville ouverte (1945), Paisa (1946), Allemagne année zéro (1947), Stromboli (1949)), le cinéaste italien pensait qu’on avait besoin d’un homme bon, comme Saint François. Ramin Bahrani a écrit le scénario de Goodbye Solo au moment le plus tendu de la guerre en Irak et dit avoir ressenti la même chose, le besoin d’inventer le personnage de Solo, qui n’est que gentillesse, droiture et altruisme.
La confiance de Sisyphe
Touché par William, sensible à sa sourde détresse, Solo va tout faire pour lui redonner envie de vivre. Il l’accueille chez lui (où il vit avec sa femme enceinte et la petite fille de cette dernière), il l’emmène festoyer dans des bars, lui fait partager son quotidien. William se laisse héberger, transporter, mais il le fait passivement. Il reste taciturne, ne parle pas de son passé visiblement lourd, il est fermé à l’échange. Au désespoir inconsolable du vieil homme s’oppose la gaité excessive de Solo, qui redouble de rires, de propositions alléchantes, de bienveillances amicales, d’optimisme. Pour tenter de réconforter son ami, pense t‑on au départ. Pour se persuader lui-même que la réalité n’est pas si laide que ça, en vient-on à penser ensuite. En effet, le réel de Solo n’est pas gai : il gagne peu d’argent, et lors de ses trajets nocturnes, frère en cela du Travis de Taxi Driver, est témoin de la misère et de la violence du monde. Sa relation à sa femme est tendue, cette dernière n’acceptant pas le but qu’il s’est donné, devenir steward.
Pour réussir le concours qui lui permettra de réaliser son rêve, entre deux courses en taxi Solo révise assidûment, déterminé et confiant. Dans Chop Shop, le petit latino Ale ne lésinait sur aucun effort pour gagner de quoi s’acheter une baraque à frites et ainsi sortir de la précarité ; dans Man Push Cart, le Pakistanais Ahmad tirait chaque jour sa carriole et vendait des donuts pour mettre laborieusement de côté quelques dollars. Les personnages de Ramin Bahrani, tous travailleurs immigrés, évoluent dans un univers difficile, luttent pour trouver une place dans un pays, les États-Unis, qui ne leur en fait pas. Tous sont stakhanovistes et gardent le sourire, accomplissent leur tâche sisyphéenne dans l’acceptation et la confiance en l’avenir. Dans Chop Shop, Man Push Cart et Goodbye Solo cohabitent deux dimensions : la violence du monde, la précarité des immigrés d’une part ; la bienveillance entre membres d’une même communauté et l’amour envers les proches d’autre part. Si les personnages de Bahrani sont aussi touchants, c’est notamment qu’ils ne se posent jamais en position de victimes mais se ménagent, dans un contexte hostile, des îlots, temporels ou spatiaux, où la douceur est encore possible. Il s’agissait dans Chop Shop de l’amour entre un frère et une sœur, dans Man Push Cart d’un mélange d’amitié et d’attirance entre Ahmad et une jeune espagnole. Ici, c’est la force de la relation entre Solo et sa petite belle fille qui touche, ainsi que la bonne humeur et l’entre aide qu’il partage avec ses voisins, ses copains, ses amis. S’ils ne sont pas sans failles, les personnages de Bahrani semblent savoir qui ils sont, ils ne sont pas asphyxiés par des conflits intérieurs, et cela leur permet de disposer de l’énergie nécessaire à l’accomplissement de leurs projets et à l’écoute attentive et bienveillante des autres. Capables de construire un espace viable, ils tirent leur noblesse de leur absence de foi en un salut qui viendrait d’ailleurs que d’eux-mêmes, de la confiance qu’ils ont en leurs seuls efforts qui, pensent-ils, ne peuvent que déboucher sur une réussite. Ils prennent le risque d’être des humains sans dieux. La réalité contredit dans chaque cas cet optimisme mais, s’il n’y a pas de happy-end chez Bahrani, le mouvement continue à aller de l’avant, les personnages sentant que, malgré l’immensité de leur déception, quelque chose suit son cours.
L’évolution de Solo
Goodbye Solo s’achève ainsi sur un très beau moment où, après de nombreuses scènes nocturnes et/ou enfermées dans le taxi, l’espace s’ouvre et devient lumineux, en haut des montagnes de Blowing Rock. Si l’aventure se termine alors pour ce qui est de la relation William-Solo, cette fin est aussi un nouveau départ pour ce dernier, les ultimes plans de sa voiture serpentant sur une route bordée d’arbres magnifiques le matérialisant. Un renversement s’est opéré : au départ, le mouvement est géré par Solo, c’est lui qui conduit le taxi, qui transporte William, oriente les activités du vieil homme. Au départ, Solo a l’air d’aider William. Et puis, il apparaît de plus en plus nettement que c’est Solo qui a besoin de William, ce dernier, sûr du choix qu’il a fait et de la route qui mène à la réalisation de son dessein, se suffisant à lui-même. Nous remettons ainsi en cause l’apparent altruisme de Solo, dont les motivations profondes restent liées aux besoins de sa seule personne. Mais à la fin de l’histoire, à force d’attention aux situations et à ce qu’est l’autre, Solo a appris à aimer de façon désintéressée. On pouvait s’attendre à ce que le film raconte comment un homme en fin de course reprend confiance en la vie au contact d’un être débordant d’énergie, il s’agit plutôt d’un accès à l’acceptation, par Solo, de ce qui est le mieux pour William, qui s’oppose à la raison commune et à ses propres désirs et besoins. Ce passage d’une tentative de changer le cours des choses à l’acceptation de ce qui est rend Solo émouvant et pleine de sagesse son évolution. William est du début à la fin cohérent avec sa souffrance, il n’a pas besoin de changer. Solo, pour qui la vie continue, avait à apprendre quelque chose, à renoncer à une part de ce qu’il était (d’où le titre du film) pour accéder à davantage de sérénité. Si cette dernière séquence en haut de Blowing Rock (lieu entouré de nombreuses légendes, le vent étant tel qu’il fait remonter ce qui tombe dans le précipice) est chargée d’une dimension spirituelle et métaphysique, Bahrani la traite de façon très concrète, matérielle, sobre. Les personnages ne parlent pas, il n’y a pas de musique, juste le bruit du vent et la couleur des feuilles. Une façon encore de démystifier, de nier la transcendance au profit du seul réel, existant, accessible et jouissif.
Une attention au réel et au temps présent
La réalité est ainsi la seule chose qui intéresse les personnages, qui ne sont pas enclins au divertissement mais sont attentifs au moment présent qu’ils vivent intensément, et poursuivent des buts somme toute réalisables. Ce rapport au réel se retrouve dans la démarche du cinéaste. Pour tous ses films, Bahrani commence par s’immerger dans un contexte donné : la vie dans le garage du Triangle de Fer de Chop Shop, dans la carriole à donuts new-yorkaise de Man Push Cart, et ici la vie nocturne des chauffeurs de taxi à Winston-Salem. Pendant un bon laps de temps, il observe les quotidiens, échange avec les gens, établit des relations de confiance, s’imprègne, se laisse dicter le sujet du film par la réalité qu’il a sous les yeux. Le personnage de Solo est fortement inspiré par un chauffeur de taxi rencontré par le cinéaste. Après avoir trouvé le comédien devant interpréter le rôle (comédien dont c’est le premier rôle principal et dont la personnalité est proche de celle du chauffeur réel), Bahrani l’a fait travailler comme taxi man pendant des mois, comme il avait fait travailler dans le garage l’enfant de Chop Shop. Cette appropriation de la réalité du personnage par le comédien tendait, dans Chop Shop et Man Push Cart, à rendre très poreuse la frontière entre fiction et documentaire (le premier film pouvant être pris pour un documentaire sur le Triangle de Fer, le second sur un Pakistanais immigré à New York). Goodbye Solo semble plus nettement fictionnalisé que les films précédents, mais il en émane la même fraîcheur due à l’écoute du réel. Inintéressé par l’inaccessible American Dream des films mainstream, et choisissant des personnages ressemblant au commun des mortels, Ramin Bahrani vise une identification maximale du spectateur. Ainsi, si Solo parvient à aimer William de façon complètement désintéressée, il appartient à quiconque d’arriver à faire de même. Vaste ambition que ce dessein pédagogique. Il n’en reste pas moins qu’en se concentrant sur ce qui est, en ne rêvant pas d’un monde illusoire mais en travaillant à rendre l’ici-bas viable, cinéastes et personnages parviennent à faire franchir la rampe à une saine énergie que nous accueillons avec bonheur.