Face à l’énormité du scandale financier qui a conduit à la crise des subprimes, le cinéma américain nous a habitués à traiter le sujet sous l’angle de la sidération : la situation est si aberrante qu’elle peut autant passer pour une tragédie grecque (Margin Call et son Olympe de requins) qu’une bouffonnerie qui laisse en bouche un goût amer (The Big Short). 99 Homes, lui, s’ancre plus matériellement dans les conséquences de la crise, en se focalisant sur le scandale des saisies immobilières (foreclosure-gate) qui ont provoqué l’éviction abusive de centaines de milliers de familles américaines de leurs propriétés. Ce serait pourtant une erreur que de croire que le film délaisse les fameux 1% pour dépeindre la réalité des 99 autres. Il raconte en vérité autre chose : comment un de ces Américains ruinés va, bon gré mal gré, pactiser avec un démon capitaliste pour sortir la tête de l’eau. C’est une histoire de rapaces : le film s’ouvre sur le corps d’un homme qui vient de se suicider, avant qu’un mouvement panoramique de nous dévoile Rick Carver (Michael Shannon), entrepreneur reptilien et pionnier dégénérescent qui vit le rêve américain en se nourrissant des carcasses putréfiées d’un pays saigné à blanc. Ce transfert d’énergie entre deux corps annonce tout l’enchevêtrement des fils du récit, qui n’est qu’une suite de transactions, d’expropriations, de magouilles visant à s’enrichir sur le dos des classes moyennes.
Situations
Suite à sa propre éviction, Dennis Nash (Andrew Garfield) devient le bras droit de celui qui l’a dépossédé de sa maison familiale et profite de ses combines, qui ponctionnent l’énergie des malheureux mais aussi celles des banques. La stratégie narrative, qui s’appuie sur un postulat fictionnel pour mieux mettre en exergue une situation réelle, a son mérite : en partant de ce personnage fabriqué de toutes pièces, le film dresse le tableau consternant d’un système bien huilé construit pour broyer les plus fragiles, tout en pointant comment les requins se dévorent entre eux, usant de ruses et de malices pour grappiller ici et là encore un peu d’argent en plus.
Si la vision d’ensemble qu’offre le film est sa principale qualité, Ramin Bahrani s’intéresse toutefois avant tout à la confrontation physique entre les bourreaux et leurs victimes. 99 Homes, c’est sa force mais aussi sa limite, est un film de situations, dont l’une ressort plus nettement : l’expropriation de ce qui est vu comme une « terre » par ceux qui n’y voient qu’une « boîte ». En s’arrimant à la cheville de Nash, qui se retrouve dans le film des deux côtés de la barrière (d’abord propriétaire anxieux derrière la fenêtre, puis agent immobilier frappant à la porte), la mise en scène de Bahrani s’attache à dépeindre l’éviction d’un point de vue certes fictionnel, flirtant même parfois avec le thriller, mais avec un souci presque documentaire dans sa volonté de rigoureusement retranscrire une réalité sociale. Le problème, c’est que le poids des faits est si fort que le film peine à décoller vraiment de ses situations et reste vissé aux rails d’un scénario dont l’horizon moral (jusqu’où aller pour sauver sa peau dans un monde impitoyable ?) est quant à lui alourdi par un surplus psychologique – par exemple un dilemme sur un faux témoignage dont l’issue coïncide, sans que les deux événements ne soient pourtant liés, avec le départ de la famille du héros.
Si bien que le film laisse un sentiment un peu mitigé : assez brillant narrativement lorsqu’il s’agit de mettre à nu les rouages d’un système perverti, la mise en scène butte par contre sur l’ampleur de ce qu’elle raconte et s’en remet au désarroi de son personnage pour se nourrir de ce qui constitue au fond toujours à la même scène. D’où un constat, et des regrets : si 99 Homes n’est pas dénué de valeur pédagogique et politique, il n’est pas toujours un objet de cinéma très accompli, ce qui fait de lui, malgré la justesse de son point de vue, un film hélas relativement anecdotique.