À l’occasion de la sortie de son troisième long métrage, Goodbye Solo, nous avons rencontré le cinéaste américain d’origine iranienne Ramin Bahrani. Ayant tourné trois films en quatre ans, projetant d’en tourner deux dans l’année à venir, ce cinéaste « indépendant » rencontre du succès tant en festivals qu’en salles, dans une quinzaine de pays. Il apparaît être un cinéaste heureux, qui parvient à conjuguer conquête (relative) du public, fidélité à son univers et exigence formelle.
Votre premier court-métrage, Backgammon (1998), met en scène une famille iranienne immigrée aux États-Unis. Les personnages de tous vos autres films sont immigrés, mais ils ne sont pas iraniens. Pensez-vous un jour faire un film en Iran ou avec des personnages iraniens ? Quel rapport entretenez-vous avec votre pays d’origine ? Et avec le pays où vous êtes né, les États-Unis ?
Je ne pense pas pour l’instant tourner en Iran. Cela me prendrait beaucoup de temps, ça serait plus compliqué, parce que je ne fais pas des films en touriste. Je suis né et j’ai grandi aux États-Unis, à Winston-Salem en Caroline du Nord, où se passe Goodbye Solo. Je me considère comme un cinéaste américain, et je considère mes trois films comme des films américains. Les États-Unis sont un pays unique, qui reçoit les bénéfices et les tensions dus à l’immigration. C’est un pays qui est sans cesse en train de se redéfinir, grâce aux nouvelles générations d’immigrés. Dans mes trois films, les personnages principaux sont têtus et individualistes, ce qui est un trait de caractère très américain. Ils rejettent les traditions de leur culture, mais ils rejettent aussi l’assimilation, ils rejettent les deux.
Ils sont juste des individus.
Oui.
Les protagonistes de vos trois films se donnent tous un but à accomplir, qui leur permettrait de trouver une place dans la société américaine. Aucun ne parvient à atteindre son but. Portez-vous un regard critique sur l’American Dream ?
Évidemment, le mythe de l’« American dream », cette mise au défi permanente pour réussir, a bien des effets pervers. En même temps je crois qu’il y a certaines choses qui ne peuvent arriver qu’aux États-Unis. Par exemple l’élection de Barack Obama. En ce moment, une telle élection n’est pas pensable en France, ou en Iran, ou n’importe où ailleurs. Même Bill Clinton, qui venait d’un milieu pauvre, dans quel autre pays qu’aux États-Unis aurait-il pu être élu ? Sur chaque terrain aux États-Unis, un drapeau américain est dressé, très haut. Vous grandissez avec ce drapeau sous les yeux, et vous vous dites que si vous ne parvenez pas tout là haut, c’est que vous êtes un raté. Il n’y a rien au milieu, pas de niveau intermédiaire, alors si vous n’atteignez pas totalement votre but, vous pensez que vous ne valez rien du tout. Mes trois films ne parlent pas de personnages marginaux, ils parlent de la majorité, de gens comme vous et moi qui doivent payer un loyer, et qui comptent sur leurs doigts combien de fois par mois ils peuvent se permettre d’aller au restaurant avant qu’ils ne leur reste plus d’argent. Et ces gens là, on les voit finalement peu au cinéma. Dans les films français, dans les films américains, les personnages ne représentent qu’une minorité de personnes, celles qui ont de l’argent, qui n’ont pas de problèmes pour simplement survivre. La majorité des films parle d’une minorité de personnes. Et parler des gens qui n’ont pas beaucoup d’argent pour vivre ne veut pas dire faire des films tristes et ennuyeux ! Évidemment, dans mes films il y a un sujet lourd, mais ils sont drôles aussi, les personnages sont pleins de vie, pleins d’énergie. Peu importe s’ils ne parviennent pas à atteindre leur but, ils continuent à aller de l’avant. Cette idée m’est chère, je l’ai apprise avec Albert Camus quand j’étais adolescent. Dans Man Push Cart, mais aussi dans Chop Shop et Goodbye Solo, Sisyphe est très présent : les personnages doivent porter leur rocher en haut de la montagne, le rocher retombe, et ils recommencent. Que peut-on faire avec ça ?
Mais vos personnages savent qu’il va falloir faire toujours le même effort, et que peut-être il ne va pas aboutir. Et le fait d’en être conscient leur permet de rester optimistes.
Oui. Et même si le but semble impossible, il faut tout faire pour l’atteindre quand même.
Ce que je trouve très beau dans vos trois films, c’est que la fin consacre l’échec des personnages, l’échec de leur projet, mais qu’il reste malgré tout beaucoup d’espoir, de vie, de mouvement en avant…
Oui. Par exemple dans Goodbye Solo, la fin parle autant de vie que de mort. Malgré l’énergie de Solo, son appétit de vivre, il n’a pas su faire changer William, qui reste emmuré dans sa souffrance. Et le film englobe ces deux dimensions là dans un même mouvement, comme ça l’est dans la vie. À la fin William meurt, mais il y a aussi la fillette, la belle fille de Solo, qui fait réciter à ce dernier son concours et l’encourage à réussir. Solo est devenu quelqu’un de différent en faisant ce qu’il a fait pour William. Vous, moi, que voulons-nous pour les gens que l’on aime ? Nous voulons qu’ils vivent, qu’ils restent près de nous. C’est exactement ce que fait la femme de Solo, elle ne veut pas qu’il soit steward, elle veut qu’il reste près d’elle. Nous faisons tous pareil, même si c’est égoïste. Au début, Solo veut que William reste parce qu’il est son ami, et à la fin, parce qu’il est son ami, il l’aide à partir. Et c’est d’autant plus dur pour lui qu’il a lu le matin même dans le journal de William que ce dernier se souciait de son futur, de celui de sa petite belle fille. Même si c’est douloureux pour Solo, même s’il ne sait pas pourquoi il le fait, il accompagne quand même William en haut de la falaise et il l’aide à mourir. Il accomplit ainsi un acte d’amour complètement désintéressé, le plus bel acte d’amour dont on puisse être capable.
Solo apprend à passer d’un amour égoïste à un amour désintéressé. Au fond, dans la réalité, presque personne n’est capable de cela…
Oui, c’est très rare de parvenir à ça. Et ce qui est important, c’est qu’un chauffeur de taxi y parvienne. Ça n’est pas Will Smith. Je n’ai rien contre Will Smith, c’est un très bon acteur, mais ça n’est pas quelqu’un que nous connaissons, on ne peut pas s’y identifier. Moi ce que je veux, c’est que le spectateur qui regarde mes films se dise que si les personnages parviennent à quelque chose, il peut y parvenir aussi. Parce que les personnages ressemblent à ce qu’il est. Ils ne sont pas détectives, policiers, célèbres architectes ou médecins ou je ne sais qui, ils sont juste des individus.
Vous avez toujours travaillé avec des acteurs non professionnels ou très peu connus. Est-ce que vous préférez que l’on ne reconnaisse pas l’acteur justement pour que notre identification à lui soit plus facile, qu’il ressemble vraiment à n’importe quel individu anonyme ? Ou pensez-vous travailler avec des comédiens plus confirmés ?
Ça dépend du film. Dans mes deux précédents films, presque tous les acteurs étaient des non professionnels. Solo est un acteur professionnel mais Goodbye Solo est son premier grand rôle. Quant à Red West (qui interprète William), il est très connu mais on ne connait pas tellement son visage. Il était le garde du corps, le compositeur et l’ami d’Elvis Presley. Il était aussi cascadeur, il a même joué dans L’Homme qui tua Liberty Valance ! De John Ford ! Avec John Wayne ! Et il est là ! C’est incroyable. Il a aussi eu des rôles secondaires dans les films hollywoodiens de Coppola, de Robert Altman, d’Oliver Stone… Mais c’est la première fois avec Goodbye Solo qu’il a un rôle principal.
Aviez-vous la scène de Blowing Rock en tête dès le début de l’écriture du film ?
Oui. En général je commence à écrire un film quand je sais comment il va finir. J’ai rencontré un chauffeur de taxi et j’ai passé six mois avec lui. Puis j’ai rencontré des personnes âgées sur la route, et dans une maison de retraite dans laquelle j’ai passé un an à les observer et à peindre avec elles. Et puis j’ai mis les personnes âgées dans la voiture, avec cette idée que l’une d’elles voulait mourir. Ensuite je suis allé à Blowing Rock, que je connais depuis que je suis enfant. Le vent est si fort là bas qu’il fait réellement remonter ce qui tombe jusqu’au ciel. Cette donne là est importante, parce que William ne décide pas de se jeter d’un immeuble, il veut se jeter du haut de ces falaises là, qui font remonter les corps. J’ai tourné cette scène en octobre, où les feuilles changent de couleurs, deviennent toutes rouges avant de tomber, et sont donc à la fois du côté de la vie et du côté de la mort. On tenait aussi beaucoup au brouillard, parce qu’il est à la fois très matériel et très spirituel, il créé une tension unique et étrange que je voulais dans le film. C’est aussi seulement à la fin qu’on a un plan large. Cette fin, ce sont des couleurs, le brouillard, le vent, les silhouettes toutes petites dans un vaste espace. Avant, on était en plans serrés, dans le taxi, dans des intérieurs. Je ne voulais pas de plans larges dans la ville, où on aurait vu des couleurs, des arbres… Un tel plan n’était possible qu’à la toute fin du film.
Parce qu’il fallait que Solo comprenne quelque chose pour que le plan se libère… Combien de temps avez-vous mis pour tourner cette scène ?
Le tournage du film a duré trente jours. Pour un français, ça n’est pas très long, mais aux États-Unis les films indépendants se tournent en général entre dix huit et vingt et un jours. Donc nous avons eu de la chance de disposer de trente jours. La scène à Blowing Rock a été tournée en trois jours, dont un perdu à cause de la pluie.
Est-ce que, comme pour vos précédents films, vous avez filmé l’intégralité des répétitions avec une caméra numérique ?
Oui. Solo est venu vivre pendant trois mois à Winston-Salem avec mon frère et moi, il a travaillé comme chauffeur de taxi, rencontré ses collègues, s’est familiarisé avec les lieux. Pour moi, une répétition c’est aussi manger avec Solo et la fillette un hot-dog et des frites pendant deux heures, discuter, être ensemble, tisser des liens. Red West, qui travaille beaucoup, n’a pu venir que pendant dix jours. On a répété, et puis on a tourné. Red était content de pouvoir suffisamment répéter, dans les films auxquels il est habitué on prend moins le temps de le faire, là il a pu être dans un vrai échange avec les autres acteurs.
Pendant les répétitions et en regardant les rushes numériques, modifiez-vous le scénario ? Ou aussi pendant le tournage ?
J’ai un scénario très détaillé. La plupart des improvisations et des changements se font pendant les répétitions. Mais je reste ouvert aux changements pendant le tournage, parce qu’il y a toujours des choses qui se modifient, que la vraie vie nous dicte. Avoir une base solide nous permet d’accueillir ce qui peut arriver de nouveau pendant le tournage.
N’avez-vous pas peur, en faisant beaucoup répéter les acteurs, que leur jeu perde en fraîcheur, qu’ils prennent des habitudes ?
Ça dépend des acteurs et des scènes. Si la scène est un plan séquence de 2 minutes 30, comme c’est le cas pour la première de Goodbye Solo, les acteurs doivent être parfaits, et ils veulent être parfaits. Lorsqu’on ne coupe pas ils sont plus concentrés, plus engagés que lorsqu’on enchaîne une série de plans courts. Le spectateur aussi est plus concentré, parce que l’interaction entre les personnages est plus dense. Solo a aimé travailler comme ça. Évidemment pour Red West ça a été différent parce qu’il a trente cinq ans d’expérience derrière lui, et qu’en général en quatre, cinq prises il sait ce qu’il doit faire et il arrive très rapidement à le faire. Solo et Red ont tous les deux travaillé très dur parce qu’ils voulaient être bons. J’encourage tous les cinéastes à faire regarder à leurs équipes le film sur le tournage de Fitzcarraldo de Herzog, parce qu’ils ont mis quatre ans à faire le film, dans des conditions très difficiles. Après avoir vu ça, on ne peut pas se plaindre d’un tournage de trente jours, en ville et aux États-Unis !
Goodbye Solo est déjà sorti aux États-Unis (en mars 2009). Quel accueil a t‑il eu ? Comment ont été reçus vos trois films ?
Goodbye Solo a été le film dont les critiques ont le plus parlé cette année, parmi toutes les critiques du pays, sur les films hollywoodiens et les films indépendants. Les entrées ont rapporté un million de dollars, il y a eu 100 000 spectateurs, ce qui est très bien pour un film sans star et qui n’est pas une comédie. Mes autres films aussi ont bien marché. J’ai extrêmement de chance que mes films marchent, dans un contexte où le marché se rétrécit, où les spectateurs sont de plus en plus perdus devant le très grand nombre de films qui leur est proposé. Je pense que mes films s’adressent à un large public : vous n’avez pas besoin d’être un cinéphile averti, et même si les sujets sont assez lourds, n’importe qui peut s’y intéresser car ils sont traités aussi avec une certaine légèreté. J’ai fait trois films en quatre ans, sans acteurs connus, sans sujets à la mode, mais ils ont bien marché, ils sont allés à Venise, à Cannes, ils ont été achetés par 12 – 15 pays. Je suis très content. L’an prochain je vais tourner un western, et j’espère pouvoir aussi tourner un autre film. Là j’ai un nouveau film projeté à Venise, un court-métrage qui s’appelle Plastic Bag. Il sera projeté en ouverture du programme Corto Cortissimo. Ce sac plastique, c’est ma nouvelle star. Pendant 20 minutes, j’ai suivi la grande aventure d’un sac en plastique. Dans le film, il y a une voix très spéciale, je ne peux pas vous dire de qui elle est, vous devez le découvrir tout seuls. Après Venise, ce court métrage sera montré à New York. Nous espérons aussi le vendre aux télévisions, et il sera visible sur Internet début 2010. Ce sac en plastique est un acteur formidable ! Il ne se plaint pas, ne réclame pas de nourriture, il est toujours là quand je veux… C’est le meilleur acteur que j’ai jamais eu !
Vous avez travaillé deux fois avec des enfants : avec Alejandro dans Chop Shop, et ici avec la fillette qui joue le rôle de la petite belle fille de Solo. Dans les deux cas, les enfants sont très justes et touchants. Comment les dirigiez-vous ?
J’aime travailler avec les enfants. Ils sont ouverts, ils ne posent pas de questions stupides et compliquées comme le font parfois les adultes. La petite fille a été extrêmement intelligente, très mature et indépendante. Elle aime Solo de façon indépendante, elle ne cherche pas à le retenir, à l’étouffer, à le contrôler avec l’amour. A la fin, Solo et William sont pareils, ils s’aiment en respectant la liberté de l’autre. Je n’ai jamais montré le scénario à la petite, elle ne savait pas de quoi il s’agissait. Je n’ai montré le scénario entier qu’à Solo et William, aucun des autres acteurs ne savait de quoi il s’agissait précisément. Celui qui joue le rôle du petit fils de William par exemple, l’ouvreur de cinéma, n’avait aucune idée du sens qu’avaient les scènes où William vient le voir. Pour la dernière scène à Blowing Rock, la petite ne savait pas ce qui se passait, elle croyait vraiment qu’ils y allaient pour s’amuser. C’est pour ça qu’elle est tellement pleine de vie à ce moment là, pleine de l’énergie que je voulais qu’elle insuffle dans cette scène. A un moment, elle m’a pris à part sur le plateau et m’a demandé : pourquoi Solo est-il si triste ? Je lui ai dit que je ne savais pas, elle a suggéré que c’était parce qu’il avait raté son examen. Ça faisait sens, c’est pourquoi je lui ai dit qu’il fallait l’encourager, et c’est ce qu’elle fait dans la toute dernière scène, elle lui fait répéter ses leçons, elle lui transmet son enthousiasme. Et c’est avec cet enthousiasme qu’on quitte le film, avec l’idée de quelque chose qui se poursuit pour pouvoir atteindre un rêve.
Vous dirigez sans doute différemment les acteurs qui connaissent le scénario et ceux qui ne le connaissent pas…
Je crois que Red West n’a lu le scénario qu’une seule fois, ça lui a suffi pour bien comprendre son rôle. J’ai essayé de ne pas parler du scénario entier à Solo, mais je me suis rendu compte qu’il parvenait mieux à improviser lorsqu’il savait où allait le film.
Les véhicules sont très présents dans vos trois films : ils peuvent être un instrument de travail (la carriole du vendeur de donuts dans Man Push Cart, le garage automobile dans Chop Shop, le taxi de Solo), le symbole d’un rêve que les personnages poursuivent (la baraque à frites dans Chop Shop, l’avion dans Goodbye Solo). Ces véhicules semblent constitutifs des personnages. Que signifient-ils pour vous ?
Entre chaque film il y a à la fois des similitudes et des différences quant à ces moyens de locomotion. Dans Man Push Cart, la carriole à donnuts est à la fois une maison et une prison. Dans Goodbye Solo aussi la voiture est une sorte de prison, Solo ne peut pas en sortir. Ce qui est étrange, c’est qu’en voulant devenir steward il veut se ré enfermer dans une autre prison, une cellule close. Mais elle ne serait plus ancrée au sol et dans l’obscurité, elle serait en route vers d’autres horizons, en pleine lumière. Ça serait une prison céleste et non plus terrestre.
Pour vos prochains projets, allez-vous continuer à travailler avec le scénariste (Bahareh Azimi) et le chef opérateur (Michael Simmonds) avec qui vous collaborez depuis le début ?
Pour l’instant oui, nous avons envie de continuer à travailler ensemble.