Le dernier film d’Alfonso Cuarón (Y Tu Mama También) pourrait bien, si son succès ne se dément pas, ouvrir à lui seul une nouvelle voie pour le blockbuster hollywoodien.
Jusqu’alors, on pouvait encore rester de marbre devant le style de plus en plus emphatique d’Alfonso Cuarón, cinéaste mexicain touche-à-tout et polyvalent, dont les plans-séquences virtuoses laissaient poindre une part d’esbroufe et une emprise techniciste sur la vie des images – en gros, un fâcheux surmoi kubrickien. Mais Gravity vient à point résorber ces doutes et nous montre que Cuarón, difficile à cerner, aussi étonnant dans le blockbuster (le meilleur épisode de la série des Harry Potter – Le Prisonnier d’Azkaban) que lourd dans la SF (les messages politiques fumeux, placardés dans Les Fils de l’Homme), cherchait certes à nous en mettre plein la vue, à nous impressionner, mais pour atteindre à une certaine forme – totale, globalisante, panoptique – de sidération.
Le plaisir qui se dégage de la vision de Gravity est, d’abord, purement enfantin, c’est-à-dire forain : celui d’être ballotté, comme dans un grand huit, dans toutes les coordonnées de l’espace euclidien, happé par les profondeurs du vide, entraîné par une accélération exponentielle, lancé en l’air comme un projectile, débarrassé des notions de haut et de bas, de gauche ou de droite. Le premier plan est un ahurissant morceau de près de vingt minutes où l’on découvre deux astronautes – Sandra Bullock et George Clooney – travaillant en apesanteur à réparer le système informatique d’un module spatial en orbite autour de la Terre. Les deux acteurs déclinent chacun leur partition : lui, celle du briscard jovial qui fait des blagues ; elle, celle de la professionnelle un peu terne, trop sérieuse et trop conforme au code de conduite. La caméra décrit alors un hypnotisant mouvement de rotation, d’abord tranquille, dont le pivot est la station spatiale et l’horizon la Terre : son rayon de courbure, quelques milliers de kilomètres au loin, revient ponctuellement traverser notre champ de vision, dans une mesure enivrante. Bientôt, les débris d’un satellite lancés dans l’espace à haute vitesse viennent percuter la station et perturber la mission des deux scientifiques, les propulsant dans le vide et vers cette mort immense qui les entoure.
En bon survival, Gravity fonctionne à la course, à la fuite en avant, dans un environnement hostile à l’homme, dont les fonctions vitales sont pressées par la pénurie (d’oxygène principalement). Mais le parcours d’obstacles, extrêmement serré, que Cuarón oppose à ses personnages n’a rien d’une ligne droite – et c’est de là que le film tire son originalité frappante : le décor des diverses stations orbitales ressemble à un mobile géant qui évolue en permanence, dont les parties s’escamotent et se combinent, se détachent ou se percutent. Sauter de l’une à l’autre, c’est se confronter à chaque fois à un nouveau problème de géométrie dans l’espace : appréhender une forme avec toutes ses aspérités, comprendre son fonctionnement, en trouver l’entrée, en briser le code. Mais le plus grand danger, qui donne son caractère à la fois abstrait et hypnotique à l’action, c’est la vitesse d’inertie : les corps en suspension y sont soumis absolument et doivent à chaque instant composer avec sa loi d’airain, souveraine, incompressible, esquiver les objets lancés sur eux, ou toute forme contondante qui vient à leur rencontre. Ainsi abstraite de tout ancrage terrestre, l’action devient un pure problématique de trajectoire et d’accrochage, pour résister à la dérivation et au lent engloutissement par l’espace, cette matrice sans fond et sans visage (les personnages semblent carrément plongés dans la mort elle-même). Ce grand problème de physique, magistralement posé dans un grand étouffoir à trois dimensions, rejoint assez miraculeusement le sujet du film, simple et efficace comme un courant d’air : jusqu’où va l’affirmation du vouloir-vivre, le désir de s’accrocher, d’en découdre avec la matière ou, à l’inverse, de s’abandonner, de se livrer corps et âme à l’anti-matière (le caractère dépressif du personnage de Sandra Bullock – on apprend qu’elle a perdu sa fille – est souvent tenté de s’abandonner à la mort ambiante, flottante et douce comme une caresse) ?
À terme, Gravity se révèle un beau film sur la sensation, sur la nature haptique de l’image. Combien de fois, coincés derrière leur visière comme des spectateurs de leur propre impuissance, la survie des personnages dépend-elle d’une petite barre de fer, d’une mince anfractuosité de matière, sur laquelle leur main va pouvoir se crisper afin de freiner leur élan ? Combien de fois, au contraire, les harnais qui sanglent leurs combinaisons les ramènent-ils, comme un cordon ombilical infernal, vers le danger qu’ils essaient de fuir ? Agripper, lâcher. Il faut savoir prendre, puis rendre, dans un deuxième temps. À la fin du film, après avoir traversé le vide, le chaud et le froid, l’écrasement et l’étouffement, le choc des tôles et la caresse de l’apesanteur, la main de Sandra Bullock se referme sur une petite motte de glaise originelle, un petit coin de boue qui lui glisse entre les doigts comme un dernier souffle de vie.