Roma s’ouvre sur un plan synthétisant la trajectoire du film et que l’on pourrait segmenter en quatre temps. Temps n°1 : un dallage apparaît à l’écran, sur lequel s’impriment les premiers noms du générique. Temps n°2 : de la partie supérieure de l’écran, une eau savonneuse se répand sur la surface et révèle le reflet d’un rectangle de ciel. Temps n°3 : à chaque fois que se « stabilise » ce rectangle, une nouvelle vague d’eau vient balayer la forme qui, seconde après seconde, retrouve sa fixité, avant d’être à nouveau brassée par le mouvement aqueux. Temps n°4 : la caméra quitte le sol pour dévoiler la maison où se déroulera par la suite le gros de l’intrigue. L’évolution du plan rend compte de la tension picturale au cœur de la mise en scène, en partant d’abord d’une toile vierge (temps n°1) sur laquelle se compose ensuite un surcadrage, qui en redoublant la forme même du cadre accentue sa fixité (temps n°2). Cette fixité, paradoxalement, se donne à voir par un mouvement, celui de la vaguelette d’eau, qui constitue donc à la fois la condition de la forme (temps n°2) et ce qui la remet en cause (temps n°3). Le temps n°4, quant à lui, poursuit la dialectique entre le mouvement et la fixité, par l’entremise d’un chien que Cleo, l’héroïne, tient à distance de l’intérieur de la maison et de l’extérieur de la résidence, associés tous deux à la même forme surcadrante et rectangulaire (la porte de la cuisine et le portail de l’entrée).
Que nous annoncent ces petits jeux d’allers et retours entre deux forces contraires ? Que derrière la chronique d’une domestique enceinte contemplant une famille bourgeoise se déliter, l’objet de Roma consistera à figurer la tension propre de l’existence, tiraillée entre la fixité (la mort) et le mouvement (la vie). C’est à la lettre la trajectoire de deux séquences-clefs du film : d’abord une scène d’accouchement qui, par une circulation entre le premier et l’arrière-plan, mène de la naissance d’un nouveau-né à sa momification, puis une scène de presque noyade où un va-et-vient, cette fois-ci entre le rivage (à gauche) et l’océan (à droite), lie à l’intérieur d’un même plan la mort possible d’une fratrie et la renaissance d’une femme. Le processus de circulation fait même l’objet d’une représentation quasi-mathématique, via un plan (ci-dessous) où la fixité d’un surcadrage formé par une cage de buts (à gauche) et le mouvement d’un foulard volant au vent (à sa droite) s’additionnent en un symbole synonyme d’harmonie parfaite, celui de l’infini (au centre)

De la tension à l’opposition
Reste que cette tension entre deux pôles, qui témoigne d’une vraie pensée d’écriture qu’il ne faudrait pas confondre avec une virtuosité ornementale, n’est pas seulement prise en charge par la mise en scène et accouche d’oppositions que Cuarón traite parfois avec une certaine lourdeur. Par exemple, la fixité du bourgeois (le père de famille qui, dans une scène plus découpée que les autres, tente laborieusement de faire rentrer sa voiture dans le surcadrage que constitue l’allée) résonne avec les mouvements incessants de Cleo, accompagnée par des panoramiques et travellings d’une netteté mécanique. Or, ces déplacements et rotations ne procèdent plus du tout du mouvement chaotique de l’écume du plan initial, mais relèvent bien plutôt de la même économie qui permet à Cuarón d’inscrire dans le cadre la fixité essentielle à son projet. Des exceptions existent toutefois, à l’image de cette séquence où le mari quitte femme et enfants, scène construite selon un principe très schématique (la gémellité de l’épouse et de la domestique est inscrite dans l’articulation entre le premier et l’arrière-plan), mais dont la logique intrinsèque vacille par l’élan de la mère de famille, qui étreint maladroitement le dos de son mari, surpris et embarrassé par cette effusion que la disposition scénique (la portière disposée devant lui) semblait pourtant entraver.
Le film n’en constitue toutefois pas moins le terreau d’un récit parfois étonnement carré dans ses dispositifs, quand bien même ces derniers procèdent à de légères variations sur la trame générale. Le sens du plan ci-dessus se voit ainsi redoublé dès la scène suivante où Cleo, dans un cinéma, annonce à Fermín, son amant, qu’elle est enceinte. Face au surcadrage que compose l’écran, le mouvement (toujours comme adversaire de la fixité) s’incarne cette fois-ci par la fuite de l’homme, qui s’éclipse avec lâcheté pour éviter d’assumer ses responsabilités de père. Le parallèle, déjà appuyé, entre l’épouse/la domestique puis l’époux/l’amant, se voit par ailleurs de nouveau reconduit à l’occasion de la scène de l’accouchement, où le même scénario se rejoue : le père de famille bourgeois réapparaît d’abord pour rassurer Cleo, devenant dès lors le substitut de Fermín, pour mieux l’abandonner au seuil de la salle d’opération. On a ainsi souvent l’impression d’assister à un film dont la précision est abimée par des détails d’écriture au mieux surlignés, au pire superflus (exemple : au chien qui bondit dans tous les sens s’opposent plus tard les canidés empaillés dans une maison tenue par des amis de la famille), auxquels s’ajoutent une symbolique appuyée (la perte des eaux de la femme enceinte qui fait écho à l’écume du premier plan et à l’alcool d’une cruche renversée dans une scène de fête). La limite de Roma, en dépit de la réelle vigueur de son cap, tient dès lors à ce que la promesse de la séquence d’ouverture n’est in fine pas tenue : plus que sur une véritable tension entre deux pôles opposés (fixité contre mouvement), le film repose davantage sur un schématisme dont il n’arrive pas totalement, jusque dans le plan final, à se départir. Ce plan, conçu en miroir du premier, fait preuve là encore d’une certaine finesse dans sa composition : il lie d’abord deux trajectoires (Cleo et son reflet dans le surcadrage de la vitre) qui se réunissent dans une nouvelle forme surcadrante (le seuil entre l’escalier et le toit), avant que l’harmonie intrinsèque du mouvement ne soit renforcée par la quasi-simultanéité de la sortie de champ de Cleo (à gauche) avec l’irruption d’un avion dans le cadre (à droite).
Pour autant, ce dénouement n’est pas sans marteler la logique du film, tant il s’affiche clairement comme le contrechamp de l’ouverture et le parachèvement d’un itinéraire aux allures de parcours trop consciencieusement fléché. En cela, l’envolée procède moins d’une ouverture à l’infini que d’une application à clore la trajectoire du sens, et serait donc moins à rapprocher du tout premier plan, théâtre d’un véritable conflit formel (entre surface et profondeur, fixité et mouvement, ordre et chaos) que de ceux qui font preuve d’une certaine tendance à la cimentation de la signification. Il est par conséquent éloquent qu’une scène de tremblement de terre (donc de mouvement, de mise en branle de la fixité) s’achève sur le plan peut-être le plus appuyé du film, qui augure la suite du récit tout en mettant littéralement en boîte ses enjeux.