Au fil des rôles qui ont marqué ses dix dernières années d’activité, Yolande Moreau a élaboré un véritable langage corporel dans la construction de ses personnages. Que ce soit dans des films aussi différents que Séraphine, Louise-Michel ou encore Camille redouble, l’actrice belge n’a fait qu’affiner ce qu’elle mettait déjà en exergue dans ses précédents rôles, que ce soit chez Varda ou dans la série Les Deschiens, c’est-à-dire une capacité unique à s’imposer dans le plan sans chercher la performance. De cette tendance à la réserve qu’il ne faut certainement pas confondre avec le retrait, Yolande Moreau a réussi à obtenir les honneurs de la professions lorsqu’en 2005, elle remporte deux César pour son premier film co-écrit avec Gilles Porte, Quand la mer monte. Huit ans après ce premier succès, la réalisatrice décide de signer seule son nouveau film : le dénommé Henri révèle des trésors cachés qu’il serait bien regrettable d’ignorer.
Jeu de piste
Dès les premières minutes de son scénario, Yolande Moreau nous met délibérément sur une fausse piste. Un homme, Henri, tient avec sa femme une brasserie dans une petite ville de Belgique. Il est timide et secret, elle est charnelle et énergique. Ces quelques scènes d’exposition laisse croire que tout est balisé et que la suite des événements s’inscrira dans la continuité logique de cette relation dépeinte habilement à coups de quelques scènes symboliques. Seulement, le cinéma de Yolande Moreau, s’il affiche une certaine modestie dans son dispositif, n’a rien de ronronnant et il ne faudra pas attendre longtemps pour que la complémentarité du couple soit contrariée laissant un véritable vide, un trou scénaristique qui prive de toute perspective. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Yolande Moreau apparaît durant cette période transitoire pour faire l’actrice affairée à des questions purement prosaïques. En contrepoint, le deuil n’est jamais utilisé comme moteur mais sonne, bien au contraire, un véritable coup d’arrêt où le chaos se mêle à l’absurde, entre mauvais karaoké et ivresse mélancolique. C’est dans cet environnement décalé qu’apparaît Rosette, jeune handicapée mentale à qui son centre d’accueil confie quelques missions de service dans le cadre d’un objectif d’insertion qui lui vaut le sobriquet de « papillon blanc ». Mais ce qu’on croit n’être qu’un personnage-prétexte va finalement s’imposer dans l’environnement d’Henri. Engagée pour l’aider au restaurant, elle devient un révélateur, insufflant en lui un désir de vivre qu’il croyait disparu.
Le corps et la manière
S’il n’était pas passé entre les mains de Yolande Moreau, on aurait pu craindre de cette histoire qu’elle sombre dans la complaisance moralisatrice, obsédée par la dignité de ses personnages, particulièrement lorsqu’ils sont handicapés. Mais en lieu et place d’une bienséance emprunte de condescendance, la réalisatrice préfère aborder ses scènes de manière frontale, peu préoccupée par le rire gêné que pourraient provoquer certaines d’entre elles. Ce qui compte avant tout, c’est la manière dont le corps s’engage dans l’action, qu’elle soit prosaïque ou traduise un épanchement sentimental. Le moteur de la réalisatrice, c’est la croyance envers ses personnages, tout comme ces derniers sont animés par une foi qui les amènent à croire la vie dont ils voudraient rêver. Peu importe les histoires que l’on se raconte, pourvu qu’elles permettent de transcender le quotidien : à de nombreuses reprises, on croit le scénario capable de déraper sur des situations borderline, nous exposant à la vulnérabilité de Rosette. Mais Moreau n’a que faire du social sordide, ce qui l’amuse, c’est de jouer avec nos préjugés pour mettre de l’humanité là où le cinéma trahit trop souvent son obsession pour la dignité. La question du handicap n’est pas ici vecteur de discours social : que ce soit en s’époumonant sur une chanson rétro de Petula Clark ou en mimant sans retenue l’acte sexuel, les personnages usent avant tout de leur corps pour libérer une énergie qui en fait des acteurs à part entière de leur environnement.
Équilibre du regard
Comme elle l’a régulièrement démontré en tant qu’actrice, Yolande Moreau n’est pas du genre à imposer son talent par un tour de force. Passée derrière la caméra, l’héroïne de Louise-Michel n’a pas davantage envie de sombrer dans la démonstration et préfère s’en remettre à la petite musique de ses personnages. De l’intimité, il en est beaucoup question dans Henri, notamment dans cette manière de faire des espaces des refuges où l’on se tient à l’abri du tumulte du monde. Même les extérieurs (une plage, par exemple) peuvent offrir des suspensions où la lourdeur des corps semble immédiatement se volatiliser. Il y a dans le regard de la réalisatrice une infinie douceur qui donne à son film des accents d’évidence. Mais cette apparente fluidité n’est jamais le fruit d’un heureux hasard : elle est au contraire le résultat d’un questionnement perpétuel sur la place de la caméra et l’honnêteté d’un regard. Il fait peu de doute que Yolande Moreau a fait de chaque plan un défi de représentation. Sans jamais jouer les moralisatrices, elle ne minore pas pour autant l’enjeu moral qui découle de chaque image. Et pour soutenir son projet, elle a su s’entourer de deux acteurs très talentueux qui font de leurs personnages de doux rêveurs, partagés entre l’audace de vivre et la mélancolie.