Henri est votre second long-métrage en tant que réalisatrice et le premier que vous réalisez entièrement seule : pourquoi avoir attendu neuf ans après le succès critique et public de Quand la mer monte ?
Je suis quelqu’un qui doute beaucoup et qui prend le temps. J’avais commencé à écrire cette histoire en 2003, lors des repérages de Quand la mer monte. Je me suis ensuite demandé ce que je souhaitais raconter au cinéma. Ce fut un travail de longue haleine et j’espère prendre moins de temps la fois prochaine. Mon monteur m’a posé la question de mon prochain projet et je n’y ai même pas pensé ! J’ai besoin de digérer le film. J’envie ceux qui peuvent travailler sur plusieurs projets en même temps. Moi, je ne le peux pas.
Comment en êtes-vous venue à vouloir raconter l’histoire d’un quinquagénaire qui retrouve goût à la vie au contact d’une jeune handicapée mentale ?
L’idée m’est venue en écoutant un disque de Tom Waits, Innocent When You Dream. J’avais envie de partir d’un personnage d’homme éteint car j’aime les gens qui ont des fêlures, qui sont un peu à côté de leurs pompes. Ce personnage est résigné, il vit une petite dépression, et ne fait qu’obéir. L’idée a été ensuite de confronter deux solitudes, deux souffrances. Celle de Rosette est d’être toujours prise dans un groupe alors qu’elle a des désirs de sexualité, d’enfants. Elle est beaucoup plus dans la vie et elle ose la transgression.
Vous n’avez pas peur de jouer des a priori – et même de les déjouer – concernant les handicapés mentaux. Pour autant, Henri n’est jamais l’argument d’un discours social. Qu’est-ce que vous avez voulu aller chercher du côté de ces personnages ?
Je n’ai pas fait un film sur le handicap mais sur la souffrance, sur un désir d’individualité, d’envol, d’où la métaphore que j’emploie sur les oiseaux. Après, ce que j’ai vu en eux, c’est la résonance de notre mal-être. Ils ne sont pas ancrés de la même manière dans la vie et dans l’expression de leurs émotions. Ils sont dans une expressivité de leur souffrance qui va à l’inverse de nos codes sociaux. J’ai du coup voulu faire un film sur cette ressemblance entre deux personnages et non sur la différence.
Dans Henri, l’écriture est précise mais donne aussi le sentiment que les scènes se nourrissent de la spontanéité des interprètes : comment avez-vous travaillé cet équilibre ?
Le film est effectivement assez écrit même si j’adore l’improvisation. Certaines choses ont été improvisées mais elles sont venues au dernier moment, comme par exemple cette scène où l’un des personnages de l’institution se met à chanter du Daniel Balavoine. Pour le reste, c’est assez travaillé à l’avance, de manière presque scolaire même si je n’aimerais pas l’être. Mais tous les acteurs avaient pour moi une part d’inconnu et c’est bien plus fort que le scénario que j’ai pu écrire en amont.
Comme dans Quand la mer monte, la musiques, les chansons, la scène et le spectacle rythment le quotidien des personnages en leur offrant des espaces d’expression et de liberté : pour autant, votre cinéma et vos choix de mise en scène dessinent de nombreuses ouvertures. Comment avez-vous pensé cette complémentarité ?
J’ai besoin de visualiser les lieux à l’avance, de préparer tout cela comme une mise en scène de théâtre en prévoyant les entrées, les sorties, en imaginant les plans-séquences. La scène de gala au foyer a été extrêmement répétée, tout comme ce que j’appelle ma scène de guerre – celle où ils se mettent à crier « du cul ! du cul ! du cul !». J’ai été frappée par la vitesse à laquelle les acteurs ont été en mesure d’intégrer ces enjeux-là. Réciter du Verlaine au beau milieu de ce déchaînement n’avait rien de facile.
La structure du récit n’aurait jamais laissé supposer que le personnage de Rosette deviendrait le moteur du récit : pourquoi l’avoir fait rentrer dans l’histoire par la petite porte ?
Parce qu’Henri se réveille grâce à elle. J’ai volontairement exclu le nom de Rosette du titre car, même s’il s’agit d’une histoire d’amour, elle est un réveil. L’amour intervient comme un remède à une difficulté de vivre. Elle apparaît d’abord au beau milieu du groupe qui pousse la voiture de la femme d’Henri. D’une certaine manière, c’est comme si elle cherchait déjà à exclure ce personnage pour prendre sa place. J’ai structuré mon récit de telle manière que j’ai d’abord voulu montrer la vie d’Henri. Ensuite seulement, je fais intervenir Rosette, sa vie au foyer. Après, c’est leur rencontre, leur escapade à la mer, cette recherche de l’un de l’autre, d’autres horizons, là où ils peuvent se soustraire au regard de l’autre. L’intervention de Rosette permet à Henri de mieux comprendre où est sa place.
Le corps est ici un moyen d’expression pour des personnages qui dégagent une vraie sensualité : ce choix s’inscrit-il dans la continuité de votre composition physique dans Séraphine ?
Je ne sais pas mais j’aime les corps, au théâtre comme au cinéma. La scène de la piscine, par exemple, je sais qu’elle a été difficile. Les personnages ont déambulé, se sont montrés et je sais qu’en tant que comédienne, ce n’est pas évident. Mais il y a toujours quelque chose de très physique en eux, comme la danse d’Henri, par exemple, que je trouve très sensuelle, jusque dans les gestes. C’est un homme que je trouve beau, qui suscite du désir. De mon côté, j’ai fait l’école Philippe Gaulier, qui venait lui-même du théâtre Jacques Lecoq, et on faisait du théâtre en évitant la psychologie mais en partant du corps. Et c’est quelque chose que j’aime.
Rosette croit à un moment qu’elle est enceinte : avez-vous voulu investir ce personnage d’une mission divine vis-à-vis d’Henri ?
Non, je ne crois pas. C’est une envie très forte à elle. Elle a une soif de bonheur qui la pousse à manipuler, à aller trop loin. Mais j’aime cette idée que ce sont pas des béni-oui-oui et qu’ils sont capables de revendiquer leurs désirs. En contrepartie, elle est moteur : elle veut aller à la mer, elle a les yeux constamment ouverts. Rosette a une aptitude au bonheur qu’Henri n’a pas.
Votre intervention dans le film en tant qu’actrice se fait dans un contexte très précis et autour d’un enjeu très prosaïque. Est-ce une métaphore de votre place en tant que metteur en scène ?
Ah non, je n’ai pas pensé à tout ça ! (rires). Au départ, je ne pensais pas jouer ce rôle. Je cherchais qui je pouvais jouer mais je me disais bien que je n’avais pas l’air d’une Italienne pour jouer la femme d’Henri. Donc j’ai endossé le rôle de Tante Michelle mais il n’y a pas de justification. Cela m’a amusée de le faire car, dans ce rôle, je parle très vite alors qu’en général, dans les films, je suis plutôt lente. Puis c’était une manière pour moi de présenter Rosette et de montrer que la plus folle des deux, ce n’était certainement pas elle.
Dans le film, il y a l’affirmation d’une identité régionale qui est forte : Henri qui est italien, l’action qui se déroule dans un environnement bien marqué…
Même si cela n’apparaît plus dans le film, j’ai eu très vite envie d’écrire autour d’une région, celle de Charleroi en Belgique. C’est une région de mines où sont venus s’installer beaucoup d’Italiens après la guerre. C’était peut-être aussi une manière de parler d’intégration même si ce n’est pas le sujet de mon film.
Le cinéma belge (qu’il soit flamand ou wallon) est de plus en plus distribué ces dernières années. Comment expliquez-vous cet intérêt croissant pour cette cinématographie dont la vitalité n’est plus à démontrer ?
Il y a plusieurs éléments moteurs : du côté francophone, il y a eu les frères Dardenne, Jaco Van Dormael, Bouli Lanners et j’en passe. Et même du côté flamand, cela bouge énormément également. J’adore le travail de Felix Van Groeningen (La Merditude des choses, Alabama Monroe) ou encore Michaël R. Roskam avec Bullhead. Je ne sais pas si on peut parler d’un cinéma belge car il est composé de gens très différents. Mais il est vrai que, pour moi, la surprise vient aujourd’hui du côté flamand.