Femme de ménage et peintre, actrice des plus atypiques du mouvement pictural dit « naïf » ou « primitif » (où s’illustra notamment le douanier Rousseau), Séraphine Louis dite « Séraphine de Senlis » (1864 – 1942) fait ici l’objet d’un subtil portrait signé Martin Provost (Le Ventre de Juliette), qui s’intéresse à la période de sa vie à partir de sa rencontre avec le collectionneur qui allait révéler son œuvre au public, Wilhelm Uhde.
Naïf mais pas simple
Un cœur simple ? C’est le lieu commun qui viendrait le plus spontanément à l’esprit face à cette femme de ménage à l’âge certain et au physique peu gracieux. Vivant seule, repliée sur elle-même et sa condition, il lui arrive de se ressourcer en solitaire au contact de la nature, dont elle tire aussi herbes, terre et fruits pour des compositions picturales pour le moins étrangères à toute recherche esthétique. La simplicité, c’est aussi l’a priori que nous renvoie facilement la physionomie familière de l’actrice Yolande Moreau, sur laquelle tend à se superposer son image de loufoquerie fruste et un peu lunaire popularisée à la télévision (« Les Deschiens ») et plus ou moins invoquée dans ses rôles comiques au cinéma. Cette dernière association est la plus volatile : quiconque se souvient, entre autres, de la fine prestation de Moreau en bourgeoise commère dans Une vieille maîtresse de Breillat se doute bien que la comédienne est bien moins prisonnière de son image populaire qu’on pourrait le croire.
Ici, en l’occurrence, elle pourra surprendre : économe de mots et physiquement expressive comme on l’a rarement vue, son jeu complète idéalement la mise en scène de bon élève naturaliste de Martin Provost pour le portrait d’une figure plus tortueuse qu’il n’y paraît. Drôle de femme que cette provinciale au passé obscur, menant moins sa vie que se laissant mener par elle, ne semblant encline que par intermittences à manifester sa personnalité. Effacée, voire éteinte dans son travail de ménage et ses rapports avec les autres ; a contrario épanouie et très éprise d’elle-même lorsqu’elle peint (et la caméra de capter en gros plan son visage ouvert chaudement éclairé à la bougie). Ses contacts réguliers avec la nature, d’où elle tire les composants de ses toiles, s’apparentent à un rituel tout sauf « naïf », toujours pris au sérieux par le cinéaste, entre artisanat et mysticisme. Toute l’ambiguïté est là, dans cette personnalité irrégulière où on distingue de loin les signes d’un trouble profond (Séraphine Louis mourra en 1942 dans un hôpital psychiatrique), et chez qui l’acte de créer paraît relever autant du réflexe irréfléchi, illuminé, que d’une pratique savante.
Équilibré mais trop neutre
La part d’insaisissable chez Séraphine fait un assez bon écho aux convictions affichées par le personnage du collectionneur d’art Wilhelm Uhde qui croise sa route, lequel défend le courant pictural dit « naïf » en préférant le terme d’ « art primitif », moins suspect de condescendance. La représentation du rapport entre ces deux personnages non académiques est d’ailleurs une autre finesse du film. Bien que la femme de ménage soit au départ théoriquement subordonnée à ce bourgeois étranger descendu de Paris (campé par l’excellent Ulrich Tukur), il apparaît dès leur rencontre que cette convention sociale leur est un poids à tous les deux, chacun empiétant sur le territoire de l’autre et peu désireux de communiquer. Une fois qu’ils ont établi l’inconsistance du rapport de classes, se noue peu à peu entre les deux individus un peu en marge un lien presque exclusif basé sur la perception mutuelle des sensibilités, que ne viendra troubler que le contact de chacun avec le monde, le « grand » : l’un est au fait de ses subtilités et tâche d’en jouer pour parvenir à ses fins, l’autre n’en connaît que son territoire à elle et se met soudain à rêver d’y faire pleinement sa place. Dans la dernière partie, lorsque leurs relations se relâchent un peu et que Séraphine réoccupe presque seule l’écran, le film devient un peu moins intéressant, revenant plus sagement dans les rails de la destinée tragique d’un talent victime de ses excès.
Si le film travaille ainsi, modestement, à débarrasser une certaine forme d’art de la gentille étiquette « mineur » qu’on aurait tendance à lui accoler, il lui manque sans doute encore ce qu’on escompte en général d’une biographie d’artiste : un point de vue plus affirmé et personnel sur l’acte de création, une prise de recul par rapport à l’individu pour considérer la place de son œuvre et de son courant dans l’époque. La posture modeste du personnage, mais aussi la relative neutralité de la mise en scène tout appliquée autour de lui, ne favorisent pas vraiment l’approfondissement de la question. Le manque de parti pris à ce sujet se fait un peu sentir, d’autant qu’en parallèle, les courants artistiques de l’époque — notamment ce courant « primitif » que défendit Uhde — sont tout de même mentionnés de loin, comme par devoir de mémoire. On pense au Van Gogh de Pialat, à la manière dont la mise en scène osait prendre parti, définissant chez son protagoniste l’acte de peindre comme une démarche tout à fait individuelle et unique, rétive à tout classement académique. Ici, en ne se prononçant pas vraiment sur le sujet, Provost prend le risque que le cas Séraphine Louis soit perçu comme typique du mouvement « naïf » et de ses acteurs. Il y a là matière à quelque regret. Reste le portrait individuel, manquant de ce fait un peu de contexte prononcé, mais néanmoins captivant.