Fraîchement accueillie à la Quinzaine des Réalisateurs où elle fut présentée en mai dernier, la dernière œuvre d’André Téchiné est bien malheureusement l’une des plus bancales et fourre-tout de la longue carrière du cinéaste, pourtant jalonnée de succès critiques et (plus rares) publics. Adaptation d’un livre de Philippe Djian, Impardonnables marquait pourtant la première rencontre entre Carole Bouquet, André Dussollier et un réalisateur amoureux de ses acteurs. L’échec presque total du résultat n’en laisse un goût que plus amer.
La relation entre le public et l’un des réalisateurs les plus emblématiques de la production dite « du milieu » n’a jamais été simple : fort de quelques succès publics (essentiellement restreints à la première partie des années 1990), André Téchiné n’a cessé de faire de nouvelles propositions cinématographiques susceptibles de séduire au-delà du cercle critique, s’adjoignant les services de stars du grand écran pour soutenir des sujets au délicat parfum romanesque. Malheureusement, depuis l’échec cuisant d’Alice et Martin (1998), le réalisateur semble avoir définitivement perdu cette place confortable que la disparition prématurée de Truffaut avait laissée vacante depuis de nombreuses années et ce, en dépit des jolis succès d’estime que furent Les Égarés (2003) et Les Temps qui changent (2004) et du soutien indéfectible de certaines actrices (Deneuve, Béart). L’homme, qu’on imagine particulièrement sensible à la réceptivité publique de ses films, semble alors s’être enfoncé bien malgré lui dans une sorte de malentendu, enchaînant coup sur coup deux films (Les Témoins en 2007 et La Fille du RER en 2009) qui, malgré leurs grandes qualités, tombaient totalement à côté des attentes des spectateurs, mal orientés par la stratégie de communication choisie par les distributeurs (l’épidémie de Sida pour le premier, le délire mythomane d’une jeune femme prétendument agressée pour sa judaïcité pour le second). Téchiné est et sera toujours un cinéaste de l’intériorité et de l’intime à qui on ne peut pas faire endosser le rôle d’aborder de manière exhaustive de grands sujets sociétaux.
Mais le réalisateur qu’on retrouve aujourd’hui derrière Impardonnables semble tellement à côté de son film et de son sujet qu’on en vient vraiment à se demander s’il n’a pas fini par perdre cette croyance véritable en une certaine forme d’expression cinématographique, foi qui lui avait permis de nous livrer de grands films à la mélancolie lumineuse, du Lieu du crime à Ma saison préférée, sans évidemment oublier Les Roseaux sauvages. En premier lieu, on serait tenté de se poser la question suivante : mais de quoi parle exactement Impardonnables ? D’un écrivain vieillissant et égoïste qui décide de refaire sa vie sur un coup de tête ? D’une femme mûre mais encore fatale qui s’échappe au fur et à mesure qu’elle se dévoile ? D’une jeune actrice en devenir qui décide un beau jour de disparaître et d’abandonner toutes ses responsabilités ? Ou peut-être encore d’une vieille femme lesbienne qui a vécu trop passionnément et qui voudrait aujourd’hui trouver la force de vivre pour elle ? Ou alors de son fils, tête brûlée impulsive et suicidaire qui ne sait plus quelle voie suivre ? Est-il finalement question d’une ville sinueuse (Venise) où chacun fait le choix de se soustraire à une étiquette inconfortable ? En fait, c’est un peu de tout cela dont le film semble vouloir nous parler mais de manière si confuse qu’il n’en ressort strictement rien sinon quelques effets malvenus qui donnent surtout l’impression que Téchiné flirte avec l’auto-caricature. Alors qu’il voudrait sonder l’âme de ses personnages dans tout ce qu’elle a de plus veule (égoïsme, manipulation, jalousie), le réalisateur ne met en scène que des clichés qui, lorsqu’ils n’ennuient pas, créent un véritable malaise tant la provocation tombe affreusement à plat. On pense par exemple au passage obligé de drague homo qui rappelle lourdement le bien plus subtil J’embrasse pas ou encore à cette incompréhensible scène où Dussollier regarde un DVD que sa fille Alice (Mélanie Thierry) lui a envoyé et qui la montre couchant avec son petit ami, petite frappe à la mèche rebelle, issue de la noblesse vénitienne décadente.
Mais n’y a‑t-il rien à sauver dans Impardonnables ? Rien ou presque rien. Par profonde sympathie pour Téchiné, on est bien tenté d’énumérer les trop rares qualités du film : la photographie de Julien Hirsch, l’élégance de certains mouvements de caméra sur les canaux, la composition inspirée de Carole Bouquet et d’Adriana Asti (au physique délicieusement fellinien) mais c’est à peu près tout. En dépit du soin apporté à l’écriture des dialogues (une chose que l’on ne pourra jamais retirer au cinéaste mais qui tourne ici à vide), la confusion générale et l’absence de ligne directrice qui règne pendant les deux heures du film ramènent le savoir-faire du réalisateur à un discours psychologisant et totalement stérile. On se demande s’il était nécessaire de multiplier autant d’intrigues (ce qui faisait déjà la grande faiblesse des Temps qui changent) car ici, aucune d’entre elles ne semble surpasser l’autre, condamnant l’ensemble à une sorte de neutralité plutôt indigeste. Par exemple, la disparition pendant la quasi-totalité du film d’Alice, événement qui devrait devenir le nerf central de la relation entre les différents personnages, ne fait l’objet d’aucun travail sur le hors-champ. Plutôt que de faire sentir le manque, de laisser imaginer l’autre fiction qui se construit loin du regard du spectateur, l’enjeu initialement créé est révélé à son artificialité et sombre tristement dans un oubli qui le condamne à l’indifférence, la faute à un manque évident de confiance en son sujet.
Même si dans sa carrière, Téchiné a pris le risque de se confronter à des genres différents, il y fut toujours question d’une certaine forme d’initiation (à l’amour, au désir, à l’altruisme) qu’on ne retrouve pas ici. Et même si l’âpreté a parfois réussi à certains films (J’embrasse pas, Les Voleurs), le cinéaste n’a jamais autant laissé briller son savoir-faire que lorsqu’il se donnait le temps d’étirer ses plans, de capter un détail (un rayon de lumière, un regard qui s’échappe vers un ailleurs), ce petit rien qui, sous son œil, faisait soudainement sens en ouvrant au spectateur les portes du plus beau des spleens. Mieux, ses films n’ont jamais eu autant d’ampleur lorsque de petites révélations portaient en elles toute la force symbolique du violent passage vers le monde adulte (Le Lieu du crime, Les Roseaux sauvages). En ce sens, Impardonnables laisse le goût amer de retrouvailles ratées avec un ami de longue date duquel on espère, porté par une intime conviction totalement irrationnelle, retrouver le meilleur au prochain rendez-vous.