La belle réussite que fut Quand on a 17 ans en 2016 laissait espérer que le cinéma d’André Téchiné avait retrouvé sa belle vigueur d’antan, surclassant — probablement grâce au concours de Céline Sciamma au scénario — le romanesque essoufflé d’Impardonnables et, dans une moindre mesure, de L’Homme qu’on aimait trop. Malheureusement, à constater l’échec presque total de Nos années folles à se mettre au niveau de son titre provocateur et plein de promesses, il est à se demander où est passé le désir du cinéaste, tant le film — terne et sans aspérités — semble être passé complètement à côté de son sujet. En adaptant La Garçonne et l’Assassin de Fabrice Virgili et Danièle Voldman, les deux scénaristes s’offraient pourtant une belle matière pour sortir des sentiers battus : soit l’histoire de Paul Grappe qui, ne souhaitant plus retourner dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, accepte à l’initiative de son épouse Louise de se travestir et de se faire appeler Suzanne pour mieux disparaître des radars de l’armée française. Sauf qu’une fois la guerre finie, Paul a beaucoup de mal à quitter son personnage de Suzanne avec lequel il a fini par se confondre. Devenu un prostitué régulier du bois de Boulogne, célébré chaque soir dans un cabaret interlope parisien qui a décidé d’adapter son histoire extraordinaire, Paul ne peut se résoudre à retrouver sa vie d’avant et à assumer son futur rôle de père. On imagine bien comment ce trouble dans le genre que le trentenaire cultive au grand désarroi de son épouse (dont l’ambiguïté, piste intéressante en amorce du récit, se meut peu à peu en détresse circonstanciée bien trop prévisible) et va mettre en péril leur couple… jusqu’au point de non-retour qu’un spectateur attentif aura largement eu le temps d’anticiper.
Les chemins de traverse de la reconstitution
Immersion dans la France post-Belle Époque, Nos années folles fait évidemment écho aux fantastiques années 1920 au cours desquelles les mœurs se sont libérées. De nombreuses scènes ne manquent pas d’y faire référence dans un souci de contextualisation (le travail des femmes, les conversations qui évoquent leur possible droit de vote), jusque dans le caractère débridé et exubérant que certains arborent sans complexe (Michel Fau, dans un rôle d’excentrique directeur de cabaret qui est dans la droite lignée de sa composition dans le boursouflé Marguerite). Si le travail de reconstitution n’est pas ce qu’on retiendra du résultat final (les prises de vue sur Paris volontairement anachroniques, des scènes de liesses limitées à des petits périmètres pour éviter d’avoir à sortir l’artillerie lourde côté décors et costumes), c’est aussi parce qu’André Téchiné n’a jamais été très à l’aise avec ce type de dispositif. C’est d’ailleurs lorsqu’il s’éloigne sciemment de ce devoir de véracité historique que le film trouve ses meilleurs moments. À contre-pied du naturalisme pataud qui menace la plupart des scènes de Nos années folles, la mise en scène trouve un souffle bienvenu lorsqu’elle assume complètement l’artifice : on pense par exemple à cette belle séquence au cours de laquelle Paul/Suzanne rejoue au théâtre ses errances nocturnes en s’adonnant à une chorégraphie sensuelle, que la caméra accompagne avec fluidité dans chaque mouvement.
On retrouve lors de ces trop brefs moments le goût que Téchiné a toujours eu pour le théâtre de Brecht et qui faisait tout le sel de ses premières œuvres (Barocco, Souvenirs d’en France) où le baroque prenait le pas sur le souci de réalisme psychologique. Dans ce 22e long-métrage, on sent bien que le réalisateur n’a que faire de l’intériorité de Paul : jamais il ne cherchera à nous expliquer les raisons pour lesquelles il éprouve le besoin de continuer à se travestir, quitte à opérer des sautes dans le temps (cette drôle d’ellipse qui, d’un homme mal à l’aise avec l’idée de s’habiller en femme, en fait sans aucune transition un aficionado de la prostitution) qui ne jouent pas en faveur de l’empathie qu’on pourrait ressentir pour Paul et son parcours tortueux. Prenant le contre-pied de ce qui aurait pu constituer des attentes standard d’un public plus enclin à regarder un avatar des Dossiers de l’Écran, Nos années folles veut donc déplacer le trouble ailleurs… mais où ? C’est bien la question que l’on se pose au fur et à mesure de l’1h40 que dure le film, tant les problèmes manifestes d’écriture ne sont jamais compensés par la proposition formelle : assez laid de bout en bout au niveau de l’image (tout au plus retiendra-t-on quelques plans au cours desquels les grands yeux bleus de Paul en Suzanne dévorent l’écran), le film laisse même passer quelques affreux raccords assez impardonnables. Du décalage que peut induire sur le plan esthétique une pareille situation (le travestissement sur fond de guerre des tranchées), on préférera revoir l’audacieux La France de Serge Bozon.
En roue libre
L’autre gros problème de Nos années folles — et c’est plutôt inhabituel chez André Téchiné — c’est l’absence de direction au niveau des acteurs. Si Michel Fau, en grand professionnel du théâtre qu’il est, s’en tire honorablement et que Céline Salette parvient — comme toujours — à extirper son personnage des limites que lui dessinait ce scénario trop bâclé, on ne pourra pas en dire autant du pauvre Grégoire Leprince-Ringuet, dont le personnage paraît complètement à contretemps du film, engoncé dans des dialogues sur-écrits et une posture inconfortable. Mais surtout, Pierre Deladonchamps semble complètement en roue libre : plus à l’aise chez Guiraudie qui n’attend rien d’autre de ses acteurs qu’un sous-jeu en adéquation avec son univers, il fait ici tout son possible pour parvenir à faire exister son personnage, entre accès de violence et crises de larmes. Mais le résultat est ici assez catastrophique : sans grâce particulière, manifestement mal à l’aise dans son accoutrement (là où Duris excellait dans le pourtant peu passionnant Une nouvelle amie), Pierre Deladonchamps n’a même pas l’air de savoir exactement ce qu’on attend de lui, ni ce que le film veut raconter de son personnage obscur. Et on ne peut que comprendre sa détresse tant le réalisateur semble aux abonnés absents, indifférent à la réussite de son (télé)film, comme s’il en avait acté lui-même l’échec avant que celui ne soit terminé. S’il était capable d’un peu plus de générosité envers ses personnages et son sujet, on pourrait voir dans Nos années folles un film bouleversant car malade du fantôme de Suzanne que Paul ne peut se résoudre à faire disparaître. Mais au lieu de cela, c’est au fantôme d’André Téchiné que l’on pense tristement, celui d’un réalisateur autrefois tant aimé mais dont le cinéma n’est aujourd’hui plus qu’une copie désincarnée de lui-même.