Film criminel d’aujourd’hui, illustrant le poids de la mafia russe, Les Promesses de l’ombre, possède un titre original beaucoup plus géopolitique : Eastern Promises. Il est à la fois très proche comme parabole sur la violence, et très loin d’A History of Violence, au sens où il n’est plus question de la noirceur d’un individu mais de structures souterraines ou officielles réunies dans une même spirale cannibale.
Anna est sage femme. Le soir de Noël, elle délivre une petite fille à la minute même où la mère décède en couche dans des circonstances dramatiques irrésolues. Pourtant, ce sont moins les flots de sang initiaux entourant la naissance du bébé qui prostrent le spectateur des Promesses de l’ombre que l’attention du metteur en scène, tout au long du récit, aux bruits de démembrements et aux échelles de plans de corps désossés. Le film prolonge le genre criminel cru de la campagne américaine tranquille d’A History of Violence.
À nouveau, l’enjeu de l’histoire c’est l’identité mystérieuse du corps sensuellement sec et nerveux du personnage de Viggo Mortensen qui joue ici le rôle du lieutenant personnel, de la bonne étoile, de Kirill, fils aîné d’un chef de gang officiellement restaurateur. Ses mains tatouées ornant l’affiche du film peuvent évoquer la lutte morale du héros maléfique de La Nuit du chasseur. Le montage du film ne cesse de multiplier les ellipses temporelles pour rendre ses actions illisibles. Quelle est l’histoire personnelle du fossoyeur ? Quelles sont les motivations qui dominent ses actes ? Veut-il laisser couronner Kirill, le Prince fantoche, pour faire cesser la violence ou pour atteindre un poids inattendu au sein de la mafia russe ?
D’une tonalité extrêmement sombre et urbaine, Les Promesses de l’ombre a été tourné dans la capitale britannique à peine reconnaissable derrière les eaux noires de la Tamise. La photographie du film ne permet pas de tracer une frontière éthique entre l’ombre et la lumière. Quand elle le sollicite imprudemment pour traduire le journal intime de la mère défunte, Anna s’expose malgré elle à la mafia russe locale et au patriarche Semyon, propriétaire du luxueux Trans-Sibérien. Cette figure mafieuse n’a rien de la figure improbable qu’était celle de son pendant joué par William Hurt dans A History of Violence. Semyon possède un charisme certain.
David Cronenberg renonce pour l’instant à l’imaginaire technologique monstrueux qui a fait son style. Reprenant l’idée que la plus grande violence est celle qu’on impose à l’intégrité physique des corps et, malgré un scénario implacable, l’atmosphère du film est également tributaire de son attention indéfectible à leur sensualité. Viols et assassinats à mains nues apparaissent perfidement naturels, sans autres techniques ni instruments criminels que le corps humain lui-même. Ce martyr du corps (jamais sanctifié) c’est le système idéologique assumé par et pour la hiérarchie criminelle de la mafia russe : les tatouages témoignent ostensiblement d’une résistance à la douleur. Les longues séquences du tatouage volontaire dans l’intronisation du fossoyeur, celle de la disparition professionnelle du cadavre encombrant et bien sûr la scène déjà anthologique du guet-apens dans le hammam sont autant d’arrêts sur le chemin de croix criminel du futur dirigeant de l’organisation ; un chemin marqué par la croix tatouée sur son torse, dans la pure tradition des goulags et des camps.
Les Promesses de l’ombre est un film sans héros, sans histoire d’amour, sans espoir. Sans héros, car le credo du personnage principal, le fossoyeur/Nikolaï, est de dominer entièrement les pulsions sadiques et les souffrances masochistes du corps. L’irruption de la violence dans la réalité du film est étrangement lié au jeu minimaliste de Viggo Mortensen. Alors que le Prince, le fils biologique, Kirill, est incapable de violer (il ne veut pas pénétrer une femme) ou de sacrifier le nouveau-né, la diégèse dévoile la force monstrueuse de la violence de Nikolaï. Le fossoyeur est le contraire du psychopathe, des personnages de Robert Carlyle dans Trainspotting, de Quentin Tarantino dans Une nuit en enfer ou de Robert De Niro dans Mean Streets. La nature de cette violence n’est pas celle de la folie ni de l’intérêt, mais procède de la maîtrise physique et mentale qui veut contrôler et canaliser la violence d’un réseau. Sans histoire d’amour. « Je n’ai ni père ni mère, je suis déjà mort. » Ces mots rituels de l’initiation de Nikolaï au sein de la mafia ne sont pas que symboliques : il est sans famille. La promesse furtive de famille avec Anna eut été sa seule chance de rédemption et de liens sociaux heureux et paisibles. Sans espoir. Londonienne d’origine russe, Anna rêverait de retrouver, grâce au journal intime écrit en russe de la défunte, la famille de l’orpheline. Pour y parvenir, elle voulait le faire traduire par son oncle et par un compatriote du restaurant qui y est mentionné, sans se douter des agissements de Semyon. L’histoire des Parrains de Coppola célébrait la tradition structurante de la famille et de la religion (catholique). Semyon tente de faire de même avec son fils aîné, Kirill, une sorte de progéniture décevante, littéralement minée par l’affection qu’elle porte, joué avec emphase par Vincent Cassel. La famille, toujours invoquée par les personnages, est un bien rare dans Les Promesses de l’ombre, sinon, en marge, avec la famille recomposée et bancale d’Anna : orpheline de père et désespérant d’avoir un enfant biologique. Si Bratva veut dire fraternité, selon l’expression par laquelle se désigne les sociétés criminelles russes elles mêmes, le patriarche russe est mis à nu : c’est un violeur, un assassin et un proxénète. La nostalgie du code (cher aux films criminels de Jean-Pierre Melville par exemple) ne parvient plus à rendre attachants les empires criminels.
Le microcosme de la mafia russe, qu’accompagne stylistiquement une mélodie slave, est pourtant moins la figure du mal qu’une traduction littérale de la désertion de l’idéal politique de bien commun et de citoyenneté. Renier l’idéal politique et la solidarité commune c’est déjà, en partie, le jeu des promesses de toutes les hiérarchies communautaires (ethniques, religieuses) contre les injustices politiques. La présence et les promesses de la mafia russe en sol occidental semblent ici autant suppléer, désigner et utiliser certains manques et injustices que les politiques d’inspiration libérale ne peuvent pas combattre. La criminalité est ainsi une revanche personnelle sur sa naissance pour Nikolaï comme l’instrument du réseau étatique du film, aussi nébuleux que le réseau mafieux. En suggérant une identité entre la violence et les hiérarchies officielles, le reniement de la famille biologique et la solidarité criminelle, la souffrance infligé aux autres et le pouvoir, David Cronenberg a réalisé, avec une plastique irréprochable, sans nul doute un chef d’œuvre du genre criminel, une histoire de notre temps et son film le plus sombre sur la nature humaine.