Antonio Somaini, vous êtes professeur en études cinématographiques, études visuelles, théorie des médias à l’Université Paris 3, et vous faites partie des spécialistes actuels d’Eisenstein. Nous avons donc souhaité nous entretenir avec vous à propos du film de Peter Greenaway consacré à Eisenstein sorti le 8 juillet 2015, Que Viva Eisenstein !. De votre côté, quand et comment en êtes-vous venu à vous intéresser à Eisenstein ?
J’ai commencé à travailler sur l’œuvre d’Eisenstein il y a une dizaine d’années ; je venais de terminer une thèse en philosophie, en esthétique, et je m’intéressais beaucoup aux théories du montage, au cinéma et au-delà du cinéma, développées dans les années 1920 et 1930 par des figures comme Sergueï Eisenstein et Dziga Vertov, László Moholy-Nagy et Siegfried Kracauer, Walter Benjamin et Ernst Bloch. Des figures qui ont pensé le montage non seulement comme un procédé de création artistique, mais aussi comme une forme de connaissance, à la fois pour analyser leur culture et pour élaborer de nouvelles manières de penser l’histoire, avec des constructions fondées sur la mise en relation de fragments, sur la juxtaposition d’éléments qui produisent du savoir à travers leur rencontre inattendue, conflictuelle, etc. En travaillant sur ces auteurs, j’ai découvert que cette idée d’un usage du montage comme forme de savoir et manière de penser l’histoire était notamment au cœur des textes théoriques d’Eisenstein : je me suis donc intéressé à Eisenstein surtout à partir de ses textes et j’ai essayé de montrer comment il y avait là une tentative de penser l’histoire des images et des formes artistiques qui n’était pas loin, par exemple, de celle d’Aby Warburg. Dans les deux cas, chez Eisenstein et chez Warburg, il y a une tentative d’élaborer et de raconter une histoire qui n’est pas linéaire mais plutôt affaire de survivances, de réapparitions, de moments de ressemblances inattendues entre des formes éloignées dans l’espace et dans le temps. Il y a aussi parfois des convergences surprenantes et inattendues pour ce qui concerne certains des concepts qu’ils utilisent, comme celui de « formule de pathos », qu’on trouve en allemand chez Warburg (Pathosformel), et en russe chez Eisenstein (formula pafosa) dans La Non-Indifférente Nature.
Qu’avez-vous pensé du film de Peter Greenaway ? Aviez-vous des attentes particulières notamment à travers la façon de traiter le portrait d’Eisenstein et la partie mexicaine de sa biographie, même s’il s’agit ici d’une fiction ?
En toute honnêteté, le film ne m’a pas plu, parce que le résultat final n’est pas à mon avis à la hauteur du défi que Greenaway aurait pu essayer d’assumer. Le voyage d’Eisenstein au Mexique, entre décembre 1930 et mars 1932, est vraiment un tournant fondamental dans son parcours intellectuel et artistique : c’est le moment qui sépare en Union Soviétique les années 1920 avec la production de quatre films (La Grève, Le Cuirassé Potemkine, Octobre, La Ligne générale, sorti en 1929 avec le titre L’Ancien et le Nouveau), et les années qui vont de 1932 à 1948 avec la production de trois films (Alexandre Nevski, la première et la deuxième parties d’Ivan le Terrible) et le travail à plusieurs projets restés inachevés ou censurés par les autorités, comme c’est le cas du film Le Pré de Béjine.
Si on considère la trajectoire d’Eisenstein dans son ensemble, le voyage au Mexique est un véritable moment de rupture au cours duquel Eisenstein fait des lectures très importantes dans le domaine de la mystique (sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix, Ignace de Loyola) et de l’ethnologie (Le Rameau d’or de Frazer, les écrits de Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive), et étudie, comme un vrai ethnographe, les différentes stratifications superposées et entrelacées de la culture du Mexique au début des années 1930 : la couche des civilisations précolombiennes, les Aztèques et les Mayas ; celle de la domination espagnole, avec son catholicisme baroque ; celle de la période de la dictature de Porfirio Diaz, suivie par la révolution mexicaine des années 1910 et le nouveau Mexique post-révolutionnaire des années 1920. Toutes ces stratifications, selon Eisenstein, coexistaient les unes à côté des autres, et s’entrelaçaient dans la culture mexicaine : dans ses cahiers, Eisenstein écrit qu’au Mexique voyager à travers l’espace équivaut à voyager à travers le temps, puisqu’en passant d’une région à une autre, on passe d’un âge historique à un autre. Bref, le voyage aux Mexique est un moment fondamental dans la biographie d’Eisenstein parce que c’est le moment où il reformule complètement sa vision de la création artistique, de la culture et de l’histoire. Après son retour en Union Soviétique en 1932, l’esthétique d’Eisenstein sera centrée sur l’idée que la régression vers les couches les plus profondes de la vie biologique, de la vie psychique individuelle et de la culture est un moment fondamental pour l’élaboration de formes artistiques puissantes, actives, efficaces, capables de bouleverser le spectateur : une idée de la création artistique qui a plusieurs points de contact avec le surréalisme, et dont il n’y avait pas de trace dans les écrits d’Eisenstein des années 1920.
Face à tous ces enjeux du voyage mexicain, il me semble que le choix de Greenaway dans Que Viva Eisenstein ! de centrer tout son film autour de la question de sa découverte de son homosexualité par Eisenstein, à travers la relation qu’il aura à Guanajuato avec Cañedo, est un choix extrêmement réducteur. Qui plus est, dans le film de Greenaway, le film qu’Eisenstein lui-même était en train de tourner, Que Viva Mexico !, n’est mentionné que de manière marginale, et c’est très dommage. Il me semble donc que ce qui domine dans le film de Greenaway est une approche, disons, voyeuriste, de la vie intime d’Eisenstein, mais qui passe complètement à côté de la plupart des enjeux, extrêmement intéressants, de ce voyage mexicain.
Vos travaux portent notamment sur la question du montage chez Eisenstein. Greenaway a‑t-il selon vous cherché à prendre en compte les théories du montage d’Eisenstein ?
Je ne vois aucune relation entre la manière dont le film de Greenaway est monté, et les théories du montage d’Eisenstein. Je souligne les théories du montage parce qu’elles évoluent beaucoup du début des années 1920, quand Eisenstein élabore sa théorie du « montage des attractions », aux années 1940, quand les concepts qui orientent sa théorie du montage sont les concepts de pathos, d’extase et de régression. À chaque fois, en retravaillant sans cesse sa vision du montage, Eisenstein fait référence à plusieurs théories philosophiques, psychologiques et anthropologiques – de Engels à Vygotsky, de Otto Rank à Lévy-Bruhl – et à chaque fois il cherche dans l’histoire des arts et des religions des exemples de montage avant la lettre, de montage pré-cinématographique. Ce qui en résulte est une vision du montage très élargie et variée, dont on ne trouve pas de traces dans le film de Greenaway. Mais ce n’est pas un problème en tant que tel parce que Greenaway n’avait, il me semble, aucune intention de s’inspirer dans son film des théories du montage d’Eisenstein.
Cela dit, il y a plusieurs passages et séquences intéressants, qui doivent être mentionnés. Par exemple, la manière dont Greenaway fait référence aux dessins mexicains d’Eisenstein, en les mettant en mouvement, ce qui est à mon avis très intéressant justement parce qu’Eisenstein pensait à ces dessins comme à une forme de montage graphique : une manière de penser et pratiquer le montage de façon complètement indépendante, autonome, personnelle, sans toutes les contraintes qu’on a quand on doit monter un film et le présenter à un public, surtout dans un contexte compliqué comme celui de l’Union Soviétique des années 1930 et 1940. Après le Mexique, le dessin restera toujours pour Eisenstein un domaine de méditation privée, libre et parfois très provocant (si on pense à la grande quantité de dessins érotiques), jusqu’au moment où, avec le tournage d’Ivan le Terrible, le dessin deviendra une manière de pré-figurer entièrement le film. Toutes les scènes principales d’Ivan le Terrible ont été dessinées avant d’être tournées.
Eisenstein s’est beaucoup intéressé à la question de l’écran et du montage. Que pensez-vous du recours au split-screen par Greenaway, comme forme de montage endogène ? Cela vous semble-t-il ici encore eisensteinien ?
Eisenstein analyse plusieurs fois dans ses écrits la manière dont certaines images en contiennent d’autres, grâce à des partitions internes qui donnent lieu à quelque chose de très semblable aux raccords cinématographiques. Dans un passage d’ « El Greco y el cine » repris dans Dickens, Griffith et nous, par exemple, il analyse une image tirée d’une gravure du XVIIe siècle qui montre, à gauche, la figure de saint Jean de la Croix tenant un crucifix qui apparaît dans une sorte de nuage, comme dans une vision mystique, et à droite, le crucifix vu du point de vue du regard de saint Jean. L’image est ainsi séparée en deux parties, créant une sorte de raccord sur le regard, comme s’il s’agissait d’un montage cinématographique. Il n’en parle pas en termes de split-screen, mais il s’agit clairement d’une forme pré-cinématographique de split-screen. Cela dit, il ne me semble pas que l’usage du split-screen fait par Greenaway dans son film puisse être considéré comme une tentative de se relier à l’analyse qu’Eisenstein fait de ces images qui en contiennent d’autres. C’est un choix de Greenaway qui joue un rôle dans l’économie de son film, sans être une relation aux théories du montage d’Eisenstein.
Que pensez-vous de l’utilisation des documents faits par Greenaway, comme il le fait justement pour le split-screen en présentant en vis-à-vis photo d’archive et image filmique fictionnelle ?
J’ai apprécié les renvois à des extraits des films précédents d’Eisenstein – notamment La Grève et Le Cuirassé Potemkine – aussi bien que la référence aux dessins et à certaines des photographies qui montrent Eisenstein au Mexique : par exemple celle, très connue, qui montre Eisenstein qui tient dans ses mains un crâne de sucre, un de ces crânes qu’on trouvait partout au Mexique lors de la fête du día de los muertos, qui est au centre de scènes tournées par Eisenstein pour l’épilogue de Que Viva Mexico !.
Une autre référence très intéressante est la scène du film de Greenaway qui montre la visite au Musée des momies de Guanajuato, qui évoque un peu un passage des Mémoires d’Eisenstein où il décrit sa visite au musée de Chichén-Itza au Yucatán. Dans ce texte, il raconte comment on avait utilisé, parce que la lumière électrique s’était éteinte en raison d’une panne, des allumettes pour pouvoir se déplacer à l’intérieur des salles devenues tout d’un coup complètement obscures. Il décrit comment la lumière faible et oscillante du feu des allumettes semblait animer les statues pré-colombiennes. C’est quelque chose que l’on retrouve dans l’éclairage d’Octobre dans la séquence des dieux. En regardant la scène du film de Greenaway qui montre la visite aux momies de Guanajuato en ayant en tête toutes ces références, je l’ai trouvée une des plus réussies du film.
La théorie du film d’Eisenstein risque-t-elle, selon vous, au-delà du film de Greenaway qui s’en réclame en partie mais peu comme l’avez bien expliqué, une forme d’altération ou de réduction à ce que l’on en sait en général, comme le montage des attractions par exemple ?
Les écrits d’Eisenstein ont été publiés de manière très différente d’un pays à l’autre, et parfois ils ne sont pas très accessibles non plus. Le résultat est en effet que, parfois, on réduit la vaste réflexion d’Eisenstein sur le montage à la théorie du montage des attractions ou à celle du montage intellectuel, qui ne sont que des phases dans un parcours très long, au cours duquel ces théories évoluent sans cesse.
Il est très peu question de Que Viva Mexico ! dans le film de Greenaway, mais celui-ci nous aiderait-il malgré tout un peu, en toile de fond, à comprendre ce qu’Eisenstein aurait voulu faire dans son propre film ?
Le film de Greenaway s’insère dans une longue liste de films qui, d’une manière ou d’une autre, ont traité de ce projet inachevé d’Eisenstein. Celui-ci tourna beaucoup de matériau au Mexique mais il n’eut jamais la possibilité de voir ses images. Quand Eisenstein prit la décision de rentrer en Union Soviétique, en mars 1932, les rushes furent envoyés en Californie à Upton Sinclair, l’écrivain américain d’orientation socialiste qui avait financé le projet de film. Upton Sinclair promit à Eisenstein de lui envoyer les rushes mais ne le fit jamais, et donc Eisenstein resta toujours avec ce souvenir très riche et très profond du Mexique, sans pouvoir voir le matériau qu’il avait tourné.
À partir des années 1930, il y a toute une série de films qui sont réalisés avec ces matériaux : de Thunder Over Mexico à Death Day de Sol Lesser, de Time in the Sun de la biographe d’Eisenstein Marie Seton à la plus connue de ces tentatives, celle réalisée en 1978 – 79 par celui qui était l’assistant d’Eisenstein dans les films des années 1920 et au Mexique, Grigori Aleksandrov, après que les rushes avaient été envoyés des États-Unis à Moscou. Cette version, qui n’est pas une reconstitution parce qu’il n’y a jamais eu d’original, fut réalisé 46 ans après le voyage d’Eisenstein au Mexique et est celle qui est connue du grand public. Le film de Greenaway s’insère d’une certaine manière dans cette tradition, même s’il diffère complètement du film réalisé par Aleksandrov, puisqu’il ne cherche pas du tout à remonter le matériau d’Eisenstein ; il cherche plutôt à interpréter cette période, et il fait le choix de se concentrer sur ce qu’Eisenstein, dans ses cahiers et ses lettres à son amie Pera Atasheva, dit de sa découverte de sa propre homosexualité.
Cette découverte fut très importante pour Eisenstein non seulement sur un plan personnel, mais aussi théorique. Dans des textes qui font partie du livre inachevé Metod, auquel il commence à travailler après son retour du Mexique, Eisenstein consacre des chapitres entiers à la question de l’androgynie ou à ces états d’indifférenciation masculin/féminin qui, d’une manière ou d’une autre, sont reliés à la question de l’homosexualité. Cette question devient pour Eisenstein un vrai nœud théorique pour penser la dynamique dialectique des formes, et se relie directement à la question des formes « protoplasmatiques » dont il parle dans son essai sur Walt Disney. La question de l’homosexualité n’est pas du tout une question seulement personnelle et anecdotique chez Eisenstein. Elle est une question tout à fait centrale pour son esthétique, et se relie directement aux notions de pathos et d’extase.
Il y a un côté un peu kitsch chez Greenaway, comme s’il voulait prolonger, peut-être, un aspect du cinéma d’Eisenstein.
Chez Eisenstein, ce qui à mon avis est très important n’est pas la question du kitsch, mais celle du grotesque, et les deux termes ne sont pas équivalents. Depuis le début des années 1920, quand Eisenstein était encore metteur en scène pour le théâtre du Proletkult à Moscou, il puisait dans le grotesque pour le jeu de l’acteur, les costumes, les visages, les masques. Il faut se rappeler qu’à cette période il y avait, sur la scène théâtrale russe, un courant d’ « excentrisme » très fort, soit chez Meyerhold, soit chez la Fabrique de l’acteur excentrique de Leningrad, et Eisenstein était en partie influencé par ce courant. On peut voir très nettement les traces de cette référence au grotesque dans le jeu de certains acteurs de La Grève (les capitalistes, les policiers, les provocateurs). On retrouve aussi cette dimension, beaucoup plus tard, dans la deuxième partie d’Ivan le Terrible, surtout dans la scène du jeune Ivan entouré par les boyards qui cherchent à régner à sa place. Eisenstein s’est aussi beaucoup intéressé à la question de la caricature : il était passionné (on le sait aussi par le livre d’Ada Ackerman, Eisenstein et Daumier) pour les caricatures d’Honoré Daumier et d’Olaf Gulbransson. Il était aussi passionné par le cinéma d’animation de Disney, les Silly Symphonies de la fin des années 1920, qui ont une dimension grotesque assez forte.
Greenaway reprend en partie dans son film cette dimension du grotesque, et nous montre un Eisenstein très corporel, qui vomit, se lave sous la douche, et, surtout, vit un vrai rituel d’initiation homosexuelle dans la scène centrale du film, celle autour de laquelle tourne tout le film de Greenaway.
Pour finir, recommanderiez-vous de voir le film pour qui veut mieux découvrir Eisenstein ainsi qu’à vos étudiants ?
Oui, absolument. Tout ce qui peut contribuer à promouvoir un retour d’intérêt pour cette figure majeure non seulement de l’histoire du cinéma mais aussi de la culture européenne de la première moitié du XXe siècle est à mon avis très important. Les spectateurs de ce film pourront éventuellement prolonger leur intérêt pour Eisenstein et pour son voyage mexicain en lisant certains des livres qui sont parus jusqu’ici et qui paraîtront d’ailleurs dans les prochains mois : le grand livre Que Viva Eisenstein ! de Barthélémy Amengual, duquel la version française du film de Greenaway reprend le titre ; le classique Montage Eisenstein de Jacques Aumont, encore facile à trouver dans les librairies ; le livre déjà mentionné d’Ada Ackerman, aussi bien que les études de François Albera, Dominique Chateau, Gérard Conio et autres ; le livre que Georges Didi-Huberman a dédié à Eisenstein et à sa notion de pathos, qui paraîtra en janvier 2016 aux éditions de Minuit ; finalement, mes propres contributions : l’édition, avec François Albera et Naoum Kleiman, des Notes pour une histoire générale du cinéma (AFRHC, 2013), le volume Sergueï Eisenstein : Leçons mexicaines édité par Laurence Schifano et moi-même (Presses Universitaires de Paris Ouest, à paraître en octobre 2015), la traduction française de mon livre Eisenstein. Cinéma, histoire de l’art, montage (CNRS Éditions, à paraître en 2016). Les livres parus récemment et ceux qui paraîtront dans les prochains mois montrent qu’il y a un vrai retour d’intérêt pour Eisenstein, et le film de Greenaway joue sûrement un rôle important dans ce contexte.