Comme œuvre de propagande, Octobre de S.M. Eisenstein était sans doute en avance sur son temps, mais cela ne rendit guère service au film, ni à son auteur dont l’état de grâce auprès du pouvoir, acquis notamment avec Le Cuirassé Potemkine, prit fin à ce moment. Commémorant dix ans après les faits la révolution bolchévique — en tout cas sa version en cours de révision par la mythification stalinienne (alors que le régime n’en était pas encore à sa période la plus noire, celle des purges), Octobre ne reçut pas tout à fait l’accueil escompté. La licence artistique du cinéaste fut critiquée — l’étiquette de « formaliste » allait lui rester collée à la peau, et le reproche devenir un élément de censure sur le cinéma soviétique qui allait suivre. Mais plus généralement les parti-pris mythifiant l’histoire, qu’ils émanassent de l’artiste ou du commanditaire étatique, furent diversement reçus, même par une opinion publique pas encore totalement étouffée par la police de la pensée. Reproches parmi d’autres faits à l’œuvre : le gommage du rôle historiquement central de Trotski ; l’importance accordée à l’antagoniste Aleksandr Kerenski (chef du Gouvernement provisoire substitué au régime impérial avant d’être renversé par les bolchéviks), que le film ne se prive pourtant pas de ridiculiser ; les trop brèves apparitions de l’iconique Lénine ; même la ressemblance troublante du Lénine de fiction avec le vrai (joué par un acteur non professionnel et sosie du leader), que d’aucuns virent comme un sacrilège… Tel fut l’amer sort fait à Octobre, fidèle à la fois à la commande édificatrice du pouvoir et aux pulsions créatrices du cinéaste (paradoxe à l’image de la position d’Eisenstein), et dont la voie choisie, écartelée, inégalement passionnante mais dans ses meilleurs moments hallucinante, fut mal comprise par les uns et les autres de ses contemporains.
Cinéma-points
Difficile de dire si la forme singulière d’Octobre doit le plus aux gestes expérimentaux d’Eisenstein (il y poursuit notamment ses travaux sur le « montage intellectuel ») ou au stress auquel il était soumis (sur ce tournage titanesque il se vit donner les pleins pouvoirs, mais seulement six mois, au point de devoir prendre des drogues pour achever le montage dans les temps). Toujours est-il que cette reconstitution historique donne une immédiate impression de précipitation, où chacun des plans se voit ramassé à une vision aussi frappante que possible, mais où ceux durant plus d’une seconde sont minoritaires. Que le sujet filmé se meuve dans le cadre ou y garde sa position, l’effet du plan se doit la plupart du temps d’être quasi instantané, a fortiori dans une scène de violence collective ; seuls quelques-uns se permettent de s’attarder un peu plus longtemps sur le mouvement (notamment celui des machines en gros plan : les chenilles des chars, le pont articulé). C’est à la charge du montage de parachever la force de frappe de ce qu’on a pu appeler chez Eisenstein — avec un sous-entendu quelque peu péjoratif — le « cinéma-poing ». Une conséquence est qu’on serait bien en peine de définir le flux des images d’Octobre par la durée des séquences ou le point de vue de la caméra. Ce flux ressemble plutôt à une série de points — prises de vues et intertitres mêlés — reliés par une ligne tracée par le montage, trajectoire filant sans temps mort, s’offrant quelques boucles (répétition insistante de plans, d’intertitres). Sur cette ligne, chaque point ne peut atteindre le spectateur que comme un signe quasi instantané toujours remplacé par d’autres signes, et le metteur en scène peut se permettre d’y introduire des signes ne faisant pas partie de la continuité de l’action filmée, jusqu’à des statues exotiques ou un paon mécanique, créant par associations d’idées des effets comiques ou dramatiques proches du flash hallucinatoire. Autre conséquence : puisque Eisenstein filme tout comme des signes, il advient parfois qu’on se demande si sa caméra fait la distinction entre les humains et les objets filmés — notamment, qu’un visage en gros plan produise la même impression visuelle qu’un élément décoratif (statue, médaille) filmé à la même distance.
Des visages à la masse
Du reste, Eisenstein ne s’est de toute évidence pas vraiment intéressé aux individualités qui ont fait l’histoire de la révolution. Les personnes nommées dans le film se comptent sur les doigts d’une main : Lénine, Trotski, Kerenski et le général Kornilov (qui marcha sur Pétrograd avant d’être stoppé par les bolchéviks). Le premier fait des apparitions éclair en tant que guide, le deuxième n’existe pratiquement pas ; les deux derniers, les antagonistes, ne sont présents que pour subir la dérision et le discrédit infligés par le cinéaste. Quelques autres personnages historiques, non nommés, sont reconnaissables par les spectateurs les plus au fait des événements, mais ne font œuvre que d’accessoires de la reconstitution. Ce à quoi Eisenstein accorde la majeure partie de son attention, ce sont les masses anonymes, les foules de visages-signes, que ceux-ci soient populaires (ceux-là héroïsés, évidemment acquis aux bolchéviks) ou bourgeois (dont le cinéaste n’hésite pas à exacerber la violence), des soldats rangés du côté du peuple ou du pouvoir : une accumulation de figures portant les marques de leur classe et dont la fragmentation des mouvements, pendant les assauts et les manifestations, exalte la multitude. Eisenstein recrée une imagerie de la lutte des classes chère à l’idéologie en place, flatte le peuple dans son rôle de catégorie opprimée pour laquelle la révolte contre l’injustice sociale est une évidence — quitte à ce que des intertitres rageurs affublent, par défi, les soldats révoltés du terme infamant dont le pouvoir les a désignés, tels des titres de guerre : « Izmenniki ! Predateli !», deux mots russes pour « traîtres ». La prise finale du Palais d’Hiver, le plus grand morceau de bravoure du film, parachève la célébration de l’action de masse. Résolument populiste, Octobre néglige au passage de sacrifier à ce dont le régime commanditaire commençait à infecter son idéologie : le culte de la personnalité. C’est tout à son honneur. Les personnalités édifiantes, Eisenstein y serait amené plus tard, avec Alexandre Nevski et Ivan le Terrible.