Et Ivan IV devint « le Terrible ». Après une ouverture de transition montrant le traître prince Kourbski traiter avec l’ennemi polonais (on ne les reverra plus), la saga du premier tsar de Russie contée par Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein bascule d’une face à l’autre de la médaille, du portrait de l’unificateur de la nation à celui du tyran paranoïaque. On comprend que pour le spectateur Staline, le processus d’identification au personnage, plutôt flatteur dans le film précédent, s’est mis brusquement à le démanger. Sa réponse par la censure laisse à jamais sans conclusion la trilogie projetée par Eisenstein – et aussi un mystère grand ouvert. Quel était l’intention globale du cinéaste à travers ces trois films – si tant est qu’il eût une précise ? N’avait-il filmé la flatteuse première partie que comme un leurre pour passer en douce le retour de bâton de la seconde ? Ou alors, en toute honnêteté excluant un tel calcul, aurait-il souhaité faire état de l’effet paradoxal que suscite le spectacle du pouvoir : fascination et défiance ? Ces questions resteront sans réponse claire, mais si chacun des deux films survivants peut susciter des réactions diverses, leur juxtaposition s’avère une formidable source d’interrogation de la pensée du cinéaste.
Revoici donc Ivan, désormais figé dans l’apparence iconique que les peintures ont gardée de la figure historique, avec sa barbe drue et son regard noir. La transformation observée dans le premier film, du sacre à la consécration, est désormais achevée, le personnage a irrémédiablement atteint le statut qui sera gravé dans sa légende. Et pourtant, derrière les traits iconiques impressionnants, il y a les restes d’un être humain enfoui dans le passé : un flash-back révèle un Ivan oublié, enfant meurtri par la mort de sa mère qu’il sait assassinée par sa tante Efrossinya. Dès lors, sa haine pour les conspirateurs devant moins au souci patriotique qu’au traumatisme d’enfance, l’exercice du pouvoir par un esprit si perturbé prend des allures de tragédie tandis qu’il bascule dans l’absolutisme et la démence. Pas plus que Charles Foster Kane, Ivan le Terrible ne saurait se limiter à une intimidante figure de pouvoir : leurs racines mutilées les rendent cruellement humains.
Ivan sur le divan
La présence d’Ivan adulte et (même momentanément) enfant rappelle la qualité qui sauvait le premier film du statut de pure démonstration de force visuelle moulée dans le discours officiel : la mesure du passage du temps, celui qui change un humain, qui l’use, qui instaure l’avant et l’après, pour laisser contempler le gâchis du changement subi. C’est d’autant plus vrai ici qu’alors que le premier film passait d’un pas régulier d’un épisode à l’autre, ce film-ci prend son temps, rallonge ses plans. En particulier, il s’attarde sur son personnage principal, sur ses traits menaçants animés par le regret de l’humanité perdue, sur ses interactions malades avec autrui quand, inapte à l’amitié qu’il cherche d’abord de manière pathétique (auprès de Fédor Kolytchev qu’il va jusqu’à nommer métropolite) avant d’y renoncer, il ne reconnaît que la servilité de ses sbires (elle aussi inquiétante, comme celle de son âme damnée Maliouta).
Mais le film s’attarde aussi sur un autre personnage : Vladimir, fils d’Efrossinya, présentant les apparences d’un simple d’esprit, mais pas dénué d’intuition, si bien que son supposé retard intellectuel ressemble à une forme d’innocence fragile. Étonnamment, Vladimir ne s’avère pas si radicalement différent d’Ivan : à sa manière, son innocence le laisse également lacunaire sur le plan humain ; et lui aussi manque de la tendresse d’une mère (la sienne le manipule en vue de le placer sur le trône), condamné dès l’enfance par une soif de pouvoir inspirée par d’autres. D’où le trouble généré par la rencontre de ces deux hommes en mal d’amour, au cours de la désormais fameuse scène de banquet, premier et dernier essai d’Eisenstein à la pellicule couleur. On s’en doute : l’emploi de couleurs tirant sur le rouge ne renvoie pas seulement à l’ambiance festive, mais surtout à la chaleur émotionnelle qui pourrait se créer entre ces êtres, à l’espoir d’un apaisement dans ces psychés malades de la folie qui régit leur destin. Espoir soufflé et ramené au tranchant du noir et blanc, tandis que l’innocence est corrompue puis envoyée à l’abattoir, dans l’amertume et le déchirement d’une mère.
L’héritage de Sa Majesté
Le film porte en russe le sous-titre « Le Complot des boyards » – conforme au programme officiel mais qui laisse perplexe, puisque c’est la réaction aux conspirateurs (et encore, cette « réaction » apparaît comme mue par des névroses échappant aux liens de cause à effet) qui emporte tout dans son paroxysme. Et au fond, les deux Ivan le Terrible ne sont pas étrangers à un tel phénomène de flux et de reflux : si le second atteint un tel sommet, c’est bien parce qu’il met sur le tapis tout ce dans quoi le premier ne versait que discrètement (en filigrane de sa maîtrise esthétique). On ne parle pas seulement de la critique du pouvoir absolu, mais aussi de tout ce qui le fonde : un regard empathique et lucide sur les névroses et les crises de l’humanité qui accompagnent l’exercice du pouvoir. Qu’Ivan le Terrible « 1+2 » soit le dernier film d’Eisenstein n’était pas planifié. Le cours des choses n’en a pas moins fait le sublime testament d’un cinéaste qu’on réduit bien souvent à sa maîtrise technique et esthétique, à sa contribution de théoricien de l’élaboration des images, mais qui, derrière sa stature de maître et ses idéaux (sa foi dans le marxisme-léninisme, mais plus encore dans le cinéma), n’a jamais oublié de chercher son semblable, une vérité de chair et de sang, jusque derrière les mythes auquel il contribuait par son art. Si seulement des cinéastes d’aujourd’hui, si soucieux du contrôle de leurs propres images, inspirés superficiellement par les démonstrations du maître soviétique, pouvaient en prendre de la graine !