Parmi les innombrables maux qui accablent Arthur Fleck (Joaquin Phenix), la chose la plus tragique que lui a réservée sa bien triste existence est un manque total et absolu d’humour. Ce fardeau est d’autant plus lourd à porter qu’Arthur souffre de lésions cérébrales qui affectent son système nerveux et provoquent chez lui des crises de fous rires incontrôlés dans les moments les plus inopportuns. Mais l’ironie ne s’arrête pas là puisqu’il rêve de devenir une vedette de stand-up alors que la notion même de trait d’esprit lui échappe complètement. À la place, il deviendra le Joker, l’un des vilains les plus iconiques de la pop culture.
Ce qui frappe tout d’abord, c’est à quel point ce Joker-ci est à l’opposé de celui qu’interprétait Heath Ledger dans The Dark Knight de Christopher Nolan, qui était caractérisé par sa compréhension pleine et ironique du monde. L’humour du Joker-Ledger consistait à prendre l’ordre social pour ce qu’il est : une vaste blague, et le mettre au défi, le provoquer pour qu’il révèle son vrai visage. Il rejoignait en cela la définition d’Einstein qui qualifiait l’humour de « mode des certitudes risquées ». Or, si Arthur Fleck se révèle quant à lui dénué d’humour, c’est précisément parce qu’il ne pige pas grand-chose au monde qui l’entoure et qu’il le subit plus que n’importe qui. Lorsqu’il assiste au show d’un humoriste de cabaret, son rire est en décalage avec celui du public. Le rire, qu’il soit volontaire ou dû à ses crises, lui échappera toujours. Il y voit pourtant un moyen de se raccorder au monde, pensant qu’en faisant rire les autres il pourra s’accomplir et appartenir à une société qui le rejette en permanence. Ce postulat est loin d’être inintéressant, mais il ne dépassera hélas jamais le stade de la velléité.
Joaquin a des ennuis
Car Joker est un film curieux, dont le principal souci est de confondre son point de départ avec sa conclusion. Il n’avance que par à-coups et, pour chaque piste qu’il ouvre, s’en dégage pour en suivre une autre, multipliant les directions au point de faire du sur-place tel un chien courant après sa propre queue. Il faut voir la montagne de casseroles que traîne le pauvre Arthur, tout à la fois miséreux, handicapé, loser, malade mental, puceau, bâtard, souffre-douleur et sociopathe sans que jamais vraiment l’une ne fasse résonner l’autre. La limite du cinéma de Todd Phillips, c’est qu’il estime qu’une vie ne se réduit qu’à la somme de tous ses événements, ce qui est grotesque. Le film ne s’articule alors qu’autour de péripéties qui doivent mener inexorablement Fleck vers ce que les scénaristes l’ont programmé à devenir, quitte à charger la mule en se perdant dans des circonvolutions socio-psychologisantes (cf. le discours politique boursouflé et douteux du film, à base de lutte des classes revancharde). Arthur est tellement voué à incarner ce personnage-mythe sans alternative possible que cela en devient désespérément non-surprenant.
Devant le film de Phillips, on réalise à quel point il est important qu’un film, pour exister un peu, se remette en question, se contredise et laisse aux destinées qu’il trace leur part de mystère et d’absurdité (dans un même registre, on reste très loin d’Orange Mécanique de Stanley Kubrick, voire même de Chute Libre de Joel Schumacher). Joker s’engouffre dans le mode des certitudes sans risque (donc peu probantes), celles qui théorisent l’immuabilité des parcours contrariés et affirment péremptoirement que la misère conduit logiquement à la violence, la violence à la folie, la folie au meurtre et le meurtre à l’anarchie. Tout le travail de la narration consiste alors à relier artificiellement les pointillés du récit à coup de poudre de perlimpinpin pour donner un semblant de cohérence à ce qui se voudrait être un enchaînement de conjoncture vertigineux, mais qui n’est en réalité qu’une liste d’événements sordides déconnectés les uns des autres.
Folie ordinaire
Rien alors n’octroiera à Arthur une glauquerie moins nunuche que celle à laquelle le condamne le misérabilisme de sa condition ; jamais il ne gagnera un peu de grandeur dans sa déchéance, bien au contraire. Ce Joker « désublimé » est condamné à une double peine : la folie et la représentation qu’il donne de cette dernière. Or, la folie n’est pas un très bon sujet de cinéma puisqu’elle ne se donne pas en spectacle et s’est affranchie de tous codes, dont ceux de la représentation. Elle n’aboutit souvent qu’à des lieux communs car la mettre en scène implique fatalement de l’édulcorer, de la romancer et de l’idéaliser. C’est pourquoi les pas de danse qu’exécute Arthur après chacun de ses meurtres pour exprimer son émancipation sociale et morale sonnent plutôt faux : ils sont l’artifice qui vient sursignifier la démence en la rendant cinégénique, les inscrivant dans le code esthétique qu’ils sont censés ignorer.
Mais paradoxalement, ces procédés artificiels sont aussi ce qui rend Joker moins désagréable que ce qu’il aurait pu être, le découpage tenu de Phillips et la performance convaincante de Phoenix (bien que peu touchante – mais dont on avait tout à craindre) parviennent tout de même à lui donner un peu de corps et de caractère. Certaines scènes charrient même leur lot de troubles, et la tension est parfois palpable. Ce qui au fond trahit le film, c’est son manque de hauteur de vue qui se révèle lors de la confrontation entre Phoenix et De Niro (parfait en animateur de talk-show cynique). On comprend soudainement que pour Arthur, exister signifie exister à l’écran et dans le regard des autres, accaparer l’attention et tirer la couverture à soi tout en accomplissant, tardivement, son Œdipe. Bref, s’inscrire lui aussi dans le code. Quand le monstre se révèle enfin, on découvre que ces aspirations sont enfantines et somme toute ordinaires ; la naissance du Mal accouche d’un désir bien normatif. Comme le rappelait Jacques Lacan : ne devient pas fou qui veut.