Ce n’est pas grand-chose, mais c’est toujours encourageant de savoir qu’un réalisateur, même servile et impersonnel au possible, peut espérer trouver matière à s’animer, fût-ce un tout petit peu, au-delà de l’objectif du travail bien fait. Sans doute lui suffit-il simplement de trouver sa voie, et pas forcément qui lui aura été semble-t-il tracée par les tendances de l’industrie cinématographique. Ainsi, après s’être fait l’exécutant d’un cinéma prétendument conscient du monde, en fiction (Le Dernier Roi d’Écosse, Jeux de pouvoir) ou sous l’étiquette « documentaire » (Un jour en septembre, Mon meilleur ennemi), Kevin Macdonald livre ici, avec un produit de pur genre, loin de ses bases et sans prétention réflexive, son meilleur film à ce jour.
Non que ce réalisateur se soit soudain découvert une indépendance artistique, lui qui a toujours été tributaire de la tendance du moment, thématique (turpitudes africaines, émulation des thrillers paranoïaques des années 1970…) ou esthétique (caméra portée pour surfaire la nervosité des scènes, division du monde en deux filtres de couleurs…), les choix de forme étant plus ceux du chef opérateur que les siens. Cette dépendance se fait encore sentir ici lorsque le chef opérateur Anthony Dod Mantle, éternel vestige de l’illusoire « Dogme » danois, se laisse aller encore un peu à sa manie d’exhiber son étiquette « caméra portée ! fébrilité de l’instant !» avec ses tremblements de cadre n’exprimant rien d’autre que leur intention illustrative trop sûre d’elle. Cependant, la « Dod Mantle touch » trahit d’autant plus son côté « gadget » qu’elle est réduite à n’apparaître que sporadiquement, comme un tic secouant de façon un peu agaçante mais inoffensive le genre du film — le péplum.
Le salut du faiseur
Macdonald est de toute évidence plus dévoué à coller au genre qu’à le « customiser » par quelques trouvailles à la mode. Dans L’Aigle de la Neuvième Légion, on le surprend à une rare application de faiseur à insuffler une tension non surfaite dans ses scènes, et on sent même dans ses choix, pour la première fois chez lui, une orientation de metteur en scène, même modeste : en occurrence, celle de ne pas se laisser prendre au piège de l’illustration décorative qui menace le péplum depuis qu’il a été ressorti du formol par Ridley Scott dans Gladiator. D’un côté, il compte sur un certain minimalisme, comme pour cette scène d’attaque nocturne s’ouvrant dans un long silence suspect. De l’autre, son usage surprenant des gros plans, sur les pièces de décors, de costumes ou les éléments naturels, perturbe judicieusement l’effet d’étalage de direction artistique induit par les plans d’ensemble, ralentit la marche forcée d’une intrigue calibrée, et ce faisant, ramène à une dimension au bord de l’abstrait, faite de détails tenaces, d’attente et de crainte — autrement dit : d’une réelle émotion, un récit qui aurait pu être encombré d’un fatras logistique et scénaristique.
Autour de l’an 120, en Écosse, au moment où l’empereur Hadrien y faisait bâtir son mur, la IXe Légion romaine se volatilisa dans des circonstances inconnues. L’incident, historique, inspira plusieurs hypothèses, presque autant d’ouvrages — dont le célèbre roman pour la jeunesse de Rosemary Sutcliff adapté ici — mais aussi directement un film, le sympathique survival Centurion livré l’an dernier par Neil Marshall. Le film de Macdonald a lui aussi, à sa manière, quelque chose du pur plaisir du genre, même s’il se veut un peu plus touffu, plus soigneux à élaborer son intrigue et ses personnages. Il raconte comment, vingt ans après les faits, le fils d’un centurion de la légion perdue prend le commandement d’un avant-poste de la région, déterminé à laver l’honneur familial : c’est son père qui a eu le triste privilège de perdre l’ « aigle » de la légion, l’étendard symbolisant la puissance de Rome, et d’aucuns racontent des rumeurs peu flatteuses sur le disparu. On croit voir venir quelques tartes à la crème thématiques que pourrait reprendre le film à son compte : questionnement du patriotisme, définition de l’honneur, plaidoyer pour la fraternisation entre les peuples (le héros sauve un esclave issu d’un peuple ennemi, mais qui deviendra son ami), le tout énoncé de façon bien consensuelle.
Mais le risque d’une lourdeur thématique est peu à peu désamorcé, le film ne cherchant jamais à prendre trop au sérieux les clichés de fond. Ainsi la question de la « romanité » et de sa supériorité supposée perd-elle rapidement de son sens (selon le côté du mur d’Hadrien où on se place, les souverainetés au sol et à l’écran sont fermement respectées), et celle du destin du père — héros ou couard ? — est évacuée par des déclarations sonnant comme un rapide « print the legend » qui en conserve l’ambiguïté tout en invitant à passer à autre chose. Macdonald ne retient guère plus de l’histoire que ses aspects les plus cinématiques, qu’il matérialise solidement à défaut de chercher à leur donner une ampleur : buddy-movie mâtiné de survival à travers une nature étrangère et rude, chassé-croisé entre hommes et cultures plus ou moins exotiques, batailles et escarmouches énergiques sans être démonstratives. À ce point distant de toute prétention d’illustration ou de discours, L’Aigle porte sans complexes son statut d’adaptation sagement spectaculaire d’un conte édifiant pour la jeunesse, entre livre d’images évitant le m’as-tu-vu et « histoire d’hommes » à l’ancienne, assumant même ses quelques choix curieux fleurant bon l’approximation hollywoodienne, tels que son casting étrange prêtant à un héros romain l’épaisseur typée quarterback sudiste de Channing Tatum (Fighting, G.I. Joe) ou confiant le rôle d’un chef de tribu celte à un Beur maquillé. Pas vraiment de quoi défendre vigoureusement cette option de cinéma un peu trop sage, mais difficile d’en nier l’honnêteté et la prégnance certaine du parti pris.