Qu’on se le dise : Klaus Barbie n’est pas que le tristement célèbre « boucher de Lyon ». Il sert aussi, par exemple, à formuler une considération plus générale, légitime mais ici peu convaincante, sur la permanence du Mal et le réinvestissement de la violence de la Seconde Guerre mondiale. À vrai dire, Mon meilleur ennemi exhale le volontarisme du documentaire « coup de poing » : une tendance dont le cinéma et ses enjeux de représentation ne sortent pas grandis.
Il est intéressant, en guise de préambule, d’émettre deux remarques à propos de Mon meilleur ennemi. D’abord en mettant en valeur que ce film, à considérer comme étant français selon le dossier de presse, est signé par l’Écossais Kevin Macdonald. Une manière sans doute de décentrer le regard sur Klaus Barbie, qui polarise une part emblématique de la mémoire française de la Deuxième Guerre mondiale : torture de Jean Moulin, signature de l’ordre de déportation des 44 enfants d’Izieu. En 1973, l’ouvrage tournant le dos au mythe gaullien d’une France unie et résistante est venu des États-Unis. L’historien Robert Paxton, qui intervient à une courte reprise dans le film, publiait La France de Vichy, mettant en valeur la collaboration active de l’État français à la politique de déportation et d’extermination des juifs, ouvrant la voie en France à une historiographie entièrement reconsidérée depuis. S’il est volontaire, ce décentrement semble bien artificiel aujourd’hui, et, à vrai dire, un peu tarte. La deuxième remarque, nettement plus troublée, concerne l’affiche du film. Dans sa partie supérieure se présente un drapeau des États-Unis où la bannière sérieusement salie de piétinements est autant étoilée que gammée de croix. Chacun appréciera le bon goût selon son degré d’anti-américanisme, mais le ton est donné, volontiers polémique. En ce sens, on ne s’étonne pas de découvrir que la productrice Rita Dagher a participé à la production de Fahrenheit 9/11.
S’extirper d’une vision franco-française, peut-être bien. Il s’agit en tout cas d’explorer le sillon tracé par Klaus Barbie dans le tragique XXe siècle. D’abord le nazi précoce exalté et le boucher de Lyon pendant la Deuxième Guerre mondiale. Puis l’agent anticommuniste en Allemagne occupée pour le compte des services occidentaux à l’aube de la guerre froide avant de devenir l’exilé bolivien intégré aux réseaux militaires locaux puis reconnecté ainsi à la CIA. Enfin, le retour à la case Lyon et boucher, dans le prétoire. Une problématique, un peu trop visible, traverse ainsi Mon meilleur ennemi. Comment les démocraties, par pragmatisme et intérêt, ont-elles délégué à des spécialistes l’usage d’une violence, à leurs yeux nécessaire, pour se maintenir ? On devine clairement les résonances contemporaines d’un tel questionnement. George W., entends-tu ? Intervient donc ici la question du recyclage et des résonances actuels du Mal absolu dans nos sociétés, après l’acmé de la Seconde Guerre mondiale. Sujet auquel le cinéma fait d’ailleurs largement écho ces temps-ci selon des voies diverses, avec plus ou moins de réussite. Citons La Question humaine de Nicolas Klotz et le vertigineux Notre pain quotidien de Nikolaus Geyrhalter.
« L’ennemi de mon ennemi n’est pas mon ennemi », par cette formule, la réponse est ici énoncée très tôt dans le film par l’historien et biographe Neal Ascherson. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle ne bouleverse pas notre vision du monde ni celle du XXe siècle et du suivant naissant. Il est tellement plus simple et confortable d’imaginer une vaste conspiration plutôt que de penser aux accumulations de choix politiques cyniques aux répercussions petites ou grandes, avec l’opportunisme pour seul aiguillon. Le destin humain et individuel de Klaus Barbie, nazi jusqu’au-boutiste, s’avère donc le prétexte d’une dénonciation sans grande force du fait qu’un « Axe du Mal » (pas celui-là, l’autre) dominerait la destinée de la planète au-delà des impératifs démocratiques.
La voie suivie par le réalisateur est rectiligne, dans la tradition BBC : avalanche d’entretiens et pluie d’images d’archives, certaines s’avérant d’ailleurs étonnantes, notamment la partie bolivienne, moins connue, notamment les réunions glaçantes des nostalgiques de l’hitlérisme qui se verraient bien installer un 4e Reich andin. Mon meilleur ennemi se déploie comme une implacable démonstration : ligne narrative très soignée, effets sonores et musicaux plus ou moins élégants, cadrages et recadrages de photographies, montage serré. Bref, tout y est, rien ne manque, et le spectateur n’est pas lâché d’une semelle, totalement pris en charge. Face à cette armada bien ficelée, une grande faiblesse pointe : et l’image dans tout ça ? Totalement soumise au récit, elle n’est jamais signalée ou questionnée quant à son statut, encore moins pour elle-même. Des procédés de brouillage peuvent tout à fait se justifier en raison d’un questionnement particulier, ce n’est pas le cas en l’occurrence. Alors ces images… Sont-elles télévisuelles, cinématographiques, amateurs ou journalistiques ? Issues d’un fonds public ou privé, des archives de services de renseignements ? On n’en saura rien, ou si peu. Ce travail de signalement est fort logiquement réalisé pour le son à plusieurs reprises, quant aux intervenants, on précise de qui il s’agit. Il est évident qu’une certaine fluidité du récit est à assurer dans une telle entreprise, mais peut-on pour autant se permettre l’économie d’une quelconque précision en la matière ? Surtout lorsque l’on prétend agir au nom de l’histoire et de la mémoire. Contrairement aux autres composantes du récit, l’image coulerait ainsi de source. Voilà le regrettable penchant d’une veine documentaire qui privilégie le prêt-à-penser au détriment du donner à penser. Michael M., entends-tu ?