Six : c’est le nombre de salles françaises chichement allouées par le distributeur Pathé au nouveau film de Neil Marshall, considérant sans doute qu’un petit film d’action en costumes romains et celtes ne méritait pas d’arracher quelques spectateurs aux légions courant assister aux frémissements de romantisme toc de Twilight 3. On peut se demander si ce désintérêt général n’est pas simplement à la mesure de la légère surestimation dont un précédent film de Marshall, The Descent, avait fait l’objet à sa sortie en 2005, avant de passer pour une réussite accidentelle dès la découverte en 2008 du compendium trop gourmand Doomsday. The Descent avait suscité pas mal d’enthousiasme, d’annonces d’un retour du film d’horreur brut et sans complexes grâce à un nouveau vivier de jeunes cinéastes britanniques (qui de ceux-là aura confirmé ces fols espoirs, finalement ? on les compte…). Peu de critiques s’étaient alors demandé si Marshall n’avait pas eu pour seule ambition le plaisir de filmer un groupe de filles en débardeur humide, crapahutant dans des grottes, coursées par des monstres et se crêpant le chignon comme des barbares à coups de piolet.
Marshall, c’est confirmé en quatre longs métrages, est un jouisseur avant d’être un metteur en scène. Biberonnant au cinéma de genre aussi goulûment qu’un Yannick Dahan, un peu de professionnalisme en moins, il n’aspire qu’à en rejouer les codes et les morceaux de bravoure, quitte à les réviser un peu en libérant ses élans de sale gosse, son goût pour les personnages pas très propres sur eux, la violence qui tache et les jeux d’élimination. Il n’est pas du genre à interroger la forme ou le contenu de ses sources de plaisir et d’inspiration, comme peuvent le faire d’autres cinéastes cinéphiles de genre tels que Leone, Carpenter ou McTiernan — lui, il peut se réfugier facilement derrière les ficelles et les maniérismes connus. Mais il compense par l’absolue sincérité de son rapport à ce qu’il recycle, de sa démarche généreuse et dénuée de complexes qui, avec ses maigres moyens artistiques, n’en fait pas moins de lui l’un des artisans de cinéma bis les moins ridicules et les plus appréciables officiant actuellement en Europe — derrière, par exemple, le plus inspiré Álex de la Iglesia. Même si, quand il se démène le moins et s’appuie le plus paresseusement sur ses références en lesquelles il a parfois trop confiance, cette générosité un peu désordonnée est alors tout ce qui lui reste : c’étaient les fragiles compilations Dog Soldiers et Doomsday.
« Plaisirs simples de bon élève enthousiaste et un peu frondeur »
Pour que The Descent et Centurion, eux, dépassent l’état d’objets pour fans ne fonctionnant qu’au plaisir coupable, il a fallu que le réalisateur-scénariste fasse l’effort de s’intéresser à plus qu’un assemblage de clins d’œil — à des personnages, aux rebondissements d’une intrigue, aux mouvements d’humeurs et d’enjeux. Dans Centurion, brodant à loisir sur une énigme historique bien réelle et déjà sujette à quelques conjectures et fictions (l’apparente disparition de l’entière Neuvième Légion romaine au IIe siècle, quelque part dans une Écosse insoumise tenue par les tribus pictes), il procède à un alignement presque naturel de genres — film de bidasses, puis film de commando, survival enfin — pour décrire la désagrégation d’un combat entre peuples jusqu’à la rébellion finale d’un individu seul contre tous. Suivant les allers, retours et autres errements géographiques, les changements de rapports de force, les destins de personnages bien trempés et plus ou moins fiables, Marshall ranime, avec bien moins d’effort que dans ses montages démonstratifs de références, un divertissement à l’ancienne voisin de quelque chose comme Les Vikings de Richard Fleischer : objectif que recherchait aussi un Treizième Guerrier certes plus audacieux dans sa mise en scène. Soit un récit d’aventures rythmé et haletant, doté de plus de ressources qu’il n’y paraît, profitant pleinement de son espace naturel, jamais alourdi par le décorum d’époque, ne reculant pas devant la pacotille tant qu’elle est mise en mouvement par une force crédible ou rendue telle (ne rions pas : peinturlurée, en peau de bête et aux dialogues limités à des rugissements, l’ex-mannequin Olga Kurylenko n’aura jamais été aussi bien utilisée de toute sa discutable carrière d’actrice).
Il y a dans l’approche de Marshall un côté appliqué, se voulant « film de qualité » en s’appuyant sur un scénario solide, des caractérisations précises, bien dialoguées et bien campées, une réalisation efficace… Le résultat est pourtant loin d’être aussi sec et désincarné qu’on s’y attendrait, le maître d’œuvre s’y défoulant mine de rien d’un certain esprit de défi vis-à-vis de quelques clichés de genre, ici le sérieux marmoréen attaché ordinairement à la fiction autour de l’empire romain (les « fuck » fusent — comment traduit-on le mot en bas latin, déjà ?, les trahisons ne sont même pas feutrées, même les costumes perdent leur clinquant). Certains diront, et on ne pourra guère les contredire, qu’en regard du pouvoir déjà démontré du cinéma, même dans ce rayon commémoratif, un tel artisanat vaut assez peu. Qu’il soit néanmoins permis de répondre qu’en regard de la prétention de certains films à rassembler autour de baudruches camouflées, même sous le prétexte de divertir (au hasard : Inception), cette relative humilité n’est quand même pas si mal. Le cinéma de Neil Marshall, avec ses plaisirs simples de bon élève enthousiaste et un peu frondeur qu’il partage volontiers, ne volera jamais très haut dans le septième art, mais ce qu’il porte des envies et des aspirations du cinéaste suffit à le rendre moins négligeable que d’autres. Digne d’un peu plus que six salles, en tout cas.