Il fallut attendre les années 1970 pour que la plupart des films de Jean Grémillon soient retrouvés puis restaurés. Si l’on évoque souvent Gueule d’amour qui avait donné son sobriquet à Gabin et l’un de ses seuls réels succès publics à son auteur, l’histoire du cinéma français et la critique ont souvent eu tendance à oublier l’œuvre majeure de Grémillon, tant au niveau formel qu’au niveau politique. L’Amour d’une femme, son dernier long-métrage, ne dément ni son amour talentueux de la précision visuelle, ni son progressisme avant-gardiste.
L’Amour d’une femme suit de près les portraits féminins (d’aucuns diraient féministes) que Grémillon avait confiés à Madeleine Renaud dans Le ciel est à vous ou Lumière d’été. On y retrouve les thèmes de l’isolement, de la confrontation et du courage sociaux. On y retrouve aussi une aspiration à protéger le discours par l’image, à faire sortir le sens politique du récit par l’opposition ou l’intégration des êtres humains à leurs espaces. Comme tous les films de son auteur, L’Amour d’une femme est un tout, une logique personnelle : Grémillon ne cherche ni à faire système ni à filmer un tract. Il ose créer un centre narratif audacieux (une femme médecin) au milieu d’une micro-société (l’île d’Ouessant) déchirée entre archaïsme et modernité. Le temps de la narration est le temps social, rythmé par les départs en retraite, les arrivées de la ville ou les débats moraux qui agitent hommes et femmes d’acabits et d’extractions différents amenés à vivre ensemble.
La grande intelligence de Grémillon est l’intériorisation des conflits moraux et sociaux : il y a certes, le parcours extérieur de Marie Prieur, médecin de campagne, qui débarque à Ouessant. L’étrangère, la Parisienne à qui l’on demande des conseils de mode, doit d’abord s’intégrer à la micro-société professionnellement : « On la dressera ! » clame un pilier de comptoir qui refuse de voir en Marie la scientifique. Après quelques consultations et sauvetages chirurgicaux (filmés avec un réalisme rare et étonnant pour 1953 qui s’accorde parfaitement avec la précision cinématographique du réalisateur), Marie est reconnue comme le médecin local. Mais la modernité du cinéma de Grémillon consiste à ne pas seulement développer l’affrontement de la Parisienne éduquée à des autochtones méfiants. L’acceptation d’un statut n’est pas le seul combat de la femme moderne : elle en est la première étape, visible, évidente, et finalement résolue. Après avoir été scrutée, moquée légèrement, instruites des processions religieuses locales dédiées aux disparus en mer, c’est Marie qui fait sienne l’étrangeté de l’île, son isolement total et sa capacité à tourner les esprits capturés par l’ivresse des embruns bretons.
Le vrai féminisme de Grémillon consiste donc à poursuivre le portrait social par un portrait plus intime : le doute provient du voisin ou de la voisine comme Germaine, l’institutrice qui pousse Marie à accepter l’invitation à dîner d’un ingénieur de passage, et la censure dès que la passion pointe le bout de son nez. Mais comme le doute, la peur du cancan ou de l’erreur médicale, les conflits réels sont intimes, non seulement amoureux, mais en soi. Marie n’est pas seulement un personnage de représentation spectaculaire, elle a une épaisseur totale : s’intégrant peu à peu au décor, ouvrant les portes, déployant les fils relationnels, Marie croit dépasser le désir de reconnaissance de son travail et de son métier par le désir passionnel. André est ingénieur : il construit des ponts, mais les quitte pour d’autres chantiers. André admire la femme médecin, mais aime une projection de femme au foyer. Marie suit un temps cette projection, avant que n’éclate sa réelle modernité (et, de fait, celle du film), celle qui choisit l’épanouissement personnel au milieu de tous sur la satisfaction charnelle et sociale au sein d’un couple, celle qui fait aussi de la femme un être écartelé entre une intimité choisie mais normative et une volonté d’être autre, de vivre pour autre chose, autrement.
L’honnêteté d’une œuvre se retrouve souvent dans l’honnêteté de ses personnages : ceux de Grémillon ne servent pas seulement les dialogues incisifs, ils ne subissent pas la mise en espace et les décors pointilleux (dont celui, chamarré, exaltant et angoissant de la mer en furie qui rappelle les consciences tourmentées de Remorques), ils sont esprits, chairs et drames. La confrontation des mondes ne se fait pas par oppositions marquées mais par glissements nuancés au fil de l’histoire de Marie. Car les figures complexes sont donc féminines : les travailleurs sont des travailleuses, avec leur cortège de nœuds sociaux comme la retraite qui isole, désole puis tue. Sur ce point, on peut d’ailleurs noter que Grémillon est l’un des premiers à filmer le thème de la fin du travail au féminin, thème presque exclusivement réservé aux hommes dans les films de Jean Boyer, Marcel Carné ou Julien Duvivier. Il sort la femme de sa représentation purement sentimentale ou de sa sociabilité aporétique pour en faire un centre, un crâne sous lequel les tempêtes les plus tumultueuses vont et viennent, sans pour autant réduire le masculin ‑ici, André, qui hésite entre son amour et son admiration- à un décor d’apparat tragique.
La simplicité, la tranquillité malmenée et l’isolement sont les points vitaux du cinéma de Grémillon. Ils n’empêchent cependant pas le réalisateur de parsemer ça et là son récit de fantastique nocturne aux lumières floues ou de véritables moments picturaux pendant lesquels Marie semble entrer puis sortir d’un tableau figé, seule à se mouvoir, à vivre dans un cadre et un temps arrêtés. C’est toute la sincérité de Grémillon qui navigue sans encombre entre son art et ses femmes, sa sublime actrice, Micheline Presle, et son tableau bruegelien, entre son inventivité visuelle et une écriture politique clairement progressiste, sans forcer la fiction ni le naturalisme. Espérons donc que les visionnages futurs de L’Amour d’une femme rappelleront la place centrale de Grémillon dans une histoire du cinéma indéniablement imbriquée dans celle des représentations sociales.