Le titre Gueule d’amour résume à lui seul le projet du beau film de Jean Grémillon : donner à une célèbre « gueule » de cinéma, Jean Gabin, toute la tendresse et la fragilité bouleversante de son personnage. La collection « Héritage » de TF1 Vidéo propose ainsi une somptueuse version restaurée 4K du film, accompagnée d’un documentaire instructif, Gabin-Grémillon, le cœur des hommes. Deux spécialistes, Patrick Glâtre et Philippe Roger, y soulignent justement combien Gueule d’amour bouleverse le distinguo habituel entre le féminin et le masculin. Gabin lui-même, raconte Patrick Glâtre, aurait été finalement gêné par le film en le revoyant plusieurs années plus tard.
Masculin/Féminin
Cette romance tragique entre le spahi séducteur Lucien, alias « Gueule d’amour », et la « vampe » parisienne et bourgeoise Madeleine (Mireille Balin), opère donc une surprenante inversion des rôles : Gabin, le héros viril des films de Carné et Duvivier, se retrouve soudainement à la place habituelle de la jeune femme naïve à la merci d’un amant égoïste et insensible. Dans la droite lignée de L’Ange bleu de Sternberg, le film accompagne ainsi la lente et émouvante chute du beau Lucien, enchaîne comme des perles de pluie les scènes poignantes d’attente et de sacrifice amoureux. Lucien abandonne tout, l’argent, l’amitié, l’avenir professionnel pour se heurter toujours à la déception, l’absence inexorable de l’être aimé, réapparaissant un beau jour pour mieux fuir aussitôt. Comme le souligne élégamment Philippe Roger, les scènes de solitude de Gueule d’amour sont aussi les plus émouvantes, formant de longs plans d’ensemble où Lucien se retrouve perdu au milieu du cadre, où le son off de son ancienne troupe de spahis résonne comme un trop lointain souvenir. Gueule d’amour est assurément un film mélancolique où le sens de la perte irrémédiable, celle de la jeunesse et du bonheur, étreignent le spectateur à la gorge. La souffrance du personnage s’exprime tout en douceur, dans une forme de langueur discrètement désespérée, bien loin de la gouaille agressive qui sera celle du Gabin vieillissant dans les films de Verneuil ou encore Lautner. Si la féminité semble ainsi habiter le jeu même du célèbre acteur, elle culmine dans la relation d’amitié avec René (René Lefèvre). C’est toute une gestuelle d’une intensité à couper le souffle qui se déploie ici entre ces deux hommes, ni amicale, ni sexuelle mais absolument tendre, trouvant son point culminant dans l’étreinte d’un simple baiser sur la joue.
Grémillon et l’expressionnisme
Au-delà de la gender study, l’entretien avec Philippe Roger permet aussi de rappeler l’étonnante histoire du film et son lien tout particulier avec le cinéma allemand : à partir d’une idée de Jean Gabin, rêvant de se voir justement affublé du surnom de héros du roman d’André Beucler (ce qui ne manqua pas de se produire), seule l’UFA accepta de financer le projet et sollicita Jean Grémillon qui, lui aussi, tournait déjà en Allemagne. Gueule d’amour a donc des décors à moitié allemands (pour les scènes d’intérieur « parisien » (!) en studio) et des décors naturels tournés dans le Sud de la France. L’espace du film est ainsi une reconstitution de toute pièce, aussi séduisante et artificielle que l’univers de la trompeuse Madeleine. Le cinéma de Lang et Murnau inspire même au premier titre le cinéaste : « Gueule d’amour » n’est pas sans faire penser à Ansass, ce brave homme de la campagne littéralement envoûté par la « femme de la ville » dans L’Aurore de Murnau. Le chef opérateur de Grémillon est d’ailleurs Günther Rittau, célèbre pour son travail sur Les Nibelungen et Metropolis. Dans Gueule d’amour, l’éclairage accompagne ainsi parfaitement la destinée de son personnage – l’ombre envahit volontiers le décor, faisant vaciller toutes les lumières, et remplace parfois Lucien à l’image. Lorsqu’il raccompagne la distante Madeleine pour la première fois, c’est d’abord son ombre portée que l’on perçoit, comme si le pauvre homme aveuglé d’amour était déjà devenu le fantôme de lui-même.