Au sein de l’équipage du remorqueur Le Cyclone, l’un des marins se voit régulièrement raillé à cause des infidélités bien connues de son épouse. L’homme finit par prévenir sa femme volage : « À force de tirer sur la corde, on finit par la casser. » Toute la mise en scène de Remorques, qui ressort en version restaurée, tourne autour de cette idée : l’écriture lyrique figure les sentiments invisibles liant les personnages entre eux, par un agencement de mouvements et de déplacements. Ainsi du mariage sans passion qui unit depuis dix ans le capitaine André (Jean Gabin) et Yvonne (Madeleine Renaud). Au sein de l’espace domestique, les deux corps esquissent une infernale spirale étouffante ; du salon à la fenêtre, de la fenêtre au balcon et du balcon à la cuisine, André s’éloigne systématiquement d’Yvonne, tandis qu’elle tente sans cesse de le rejoindre, mue par l’espoir de sauver l’amour qui les unissait autrefois. Le tournoiement des corps dansant, lors de la scène de mariage qui ouvre le récit, assimilait déjà cette vie conjugale à une vaste ronde, où le mouvement finit par s’annuler en revenant à son point de départ. C’est que chez Grémillon, le mariage semble épouser une dynamique mortifère : il vient fossiliser le désir à force d’en figer la circulation. Yvonne est l’incarnation de cet emprisonnement ordinaire, souligné par un beau mouvement de caméra au début du film : au diapason du chagrin du personnage, qui exprime sa mélancolie devant un bonheur disparu, la caméra traverse la fenêtre derrière laquelle elle se tient et filme sa chambre sous un rideau de pluie battante. Si le surcadrage vient cruellement souligner le sentiment de solitude, la mise en scène empathique de Grémillon donne également l’impression que ses larmes ont désormais envahi la totalité du plan.
Ouvrir le cercle
La rencontre entre André et Catherine (Michèle Morgan), qui scinde le film en deux, constitue son point de bascule ; c’est même lors de leur première balade sur la plage que le film semble prendre toute son ampleur. L’émotion qui se dégage alors réside avant tout dans l’irruption d’une quiétude lumineuse, qui fait l’effet d’un véritable choc sensoriel pour le spectateur après des séquences nocturnes de sauvetages en mer. Dans Remorques, le coup de foudre n’est pas une affaire de psychologie, mais relève d’une redistribution des trajectoires et des énergies : aux déplacements heurtés et disjoints d’André et Yvonne se substitue la légèreté gracile des amants, figurée par un travelling arrière traçant dans l’espace une parfaite ligne droite que soulignent les démarcations horizontales du sable, de la mer et du ciel. Cette stylisation lyrique de l’espace réussit à donner sa pleine mesure à la naissance de la passion : à l’opposé d’une vie conjugale fondée sur l’enfermement et la fixité, les amants deviennent le point d’ancrage relatif d’un monde en mouvement permanent.
Avec l’irruption de Catherine, la vie d’André change de centre de gravité : c’est désormais la femme qui mène la danse, tandis que l’homme est comme aimanté par sa présence et son regard. Lors d’une scène centrale, les deux personnages visitent une villa en bord de mer : Catherine monte à l’étage, vite suivie par André, comme s’il était uni à elle par un câble invisible. Une fois à ses côtés, André se renfrogne un instant et fait un pas en arrière tandis que la caméra recule légèrement, comme si l’homme prenait alors conscience de sa propre aliénation amoureuse : pour épouser pleinement sa nouvelle condition sentimentale, André doit en effet accepter d’être « remorqué » par la femme qu’il aime. Un travelling avant, plus ample que le précédent, vient alors résoudre le suspense romantique : la caméra embrasse le visage des deux amants dans un même cadre, qui s’étreignent dans un baiser tant attendu. Aux antipodes de l’académisme du « cinéma de qualité », Remorques réagence, par la précision de son trait, le monde entier à l’aune des sentiments les plus secrets des personnages.
