Tourné entre Gueule d’amour et Remorques, L’Étrange Monsieur Victor n’est pas le film le plus connu de Jean Grémillon, dont l’œuvre, pourtant remise en lumière ces dernières années, n’en conserve pas moins une part de mystère. Tout comme Lumière d’été, pris en étau entre Remorques et Le Ciel est à vous, L’Étrange…, sans atteindre les sommets qui l’entourent, mérite certainement qu’on s’y intéresse, ne serait-ce que parce qu’il témoigne de l’étonnante hybridité du cinéaste. S’il n’est pas simple de détricoter les fils du scénario, si dense qu’il semble contenir plusieurs récits, on peut considérer que le film est coupé en deux : dans une première partie, Victor Agardanne (Raimu), un commerçant toulonnais bien sous tous rapports, mais qui dans l’ombre recèle les biens dérobés par une petite bande de cambrioleurs, tue sur le coup d’une impulsion l’un d’entre eux, Amédée, qui voulait le faire chanter. L’arme du crime, qui s’est retrouvée dans la poche de « Monsieur Victor » par un singulier concours de circonstances, est un poinçon de cordonnier, celui de Bastien Robineau (Pierre Blanchar). Ce dernier s’est justement échauffé quelques heures plus tôt avec la petite frappe, qui courtisait en pleine rue son épouse, croisée dans le magasin d’Agardanne. De par ces nombreux croisements et entrechocs, le premier segment prend ainsi la forme d’une tragédie patiemment tissée, où chaque personnage semble pris dans les rets du destin (exemple : on aperçoit Robineau pour la première fois derrière une fenêtre, déjà prisonnier, en présage de son incarcération à venir) et soumis à des forces qui le dépassent (une partie de pile ou face, un geste désintéressé d’Agardanne lourd de conséquences, plusieurs présages indirects, etc.). Mais plutôt que de faire le simple récit d’un faux coupable, soldé en deux raccords foudroyants (l’annonce dans les journaux de la condamnation de Robineau et une ellipse de sept ans), l’affaire se complique : Robineau s’évade et retourne à Toulon pour revoir son fils, avant de trouver refuge chez Agardanne, qui l’accueille à la fois pour soulager sa mauvaise conscience et préserver son sombre secret. Énième complication : tandis que l’étau policier se resserre autour de Robineau, l’ex-forçat, confiné dans l’appartement de son drôle de bienfaiteur, tombe amoureux de son épouse, Madeleine (Madeleine Renaud, qui joue ici pour la première fois chez Grémillon, avant de le retrouver dans Remorques, Lumière d’été et Le Ciel est à vous). Film noir, donc, mais aussi comédie provençale (Raimu y joue un personnage par endroits burlesque dont le tempérament méridional rappelle inévitablement ses nombreuses pagnolades), et même mélodrame dans sa toute dernière ligne droite, L’Étrange Monsieur Victor est un film dont l’épaisseur narrative tranche avec la légèreté du trait de Grémillon, cinéaste dont la finesse se marie à un art consommé de l’économie. Un exemple parmi d’autres : dans la mise en place de l’intrigue, seul un insert, sur le poinçon dont le fils du cordonnier se sert de jouet et que Victor glisse dans sa poche, vient troubler le calme apparent de la découpe. Toute la pulsion du crime à venir se joue dans cette contraction du cadre, deux fois ensuite répétée, quand la main de Victor glisse dans sa poche, alors que monte le désir de tuer, puis quand il dégaine l’arme improvisée.
Le retour du banni
Le paradoxe du film tient à ce que Victor semble à la fois figurer parfaitement son sujet (la dualité), tout en constituant quelque part sa limite. Il fallait un acteur comme Raimu pour, d’un plan à l’autre, faire succéder l’ambiguïté à la bonhomie, et plus encore la rapacité à la mollesse bourgeoise d’un petit notable de province (dont la vraie richesse repose sur le vol) pour qui les apparences priment sur la moralité. Bref, pour jouer une charmante crapule. Mais, dans le même temps, le film semble véritablement trouver son centre de gravité dans le personnage tragique de Robineau, à qui le film doit ses plus belles scènes, au risque de rendre l’édifice parfois bancal, en passant brutalement d’une tonalité à l’autre. On l’a dit, le film est coupé en deux, comme souvent chez Grémillon, mais chez le cinéaste cette scission dépasse toujours le strict cadre du récit. La partition en deux n’est pas unique, mais multiple ; elle s’opère simultanément sur des plans distincts, conférant toute sa profondeur à la soudaineté d’un chamboulement. En cela, Grémillon est un grand cinéaste de la rupture, par la manière dont il donne une unité à une série de secousses liées aux flux sentimentaux des personnages. La rupture est d’abord émotionnelle : c’est le bouleversement de la rencontre (ou du retour de l’être aimé) qui ébranle le monde et le divise en deux, comme dans Remorques. Elle est ensuite spatiale : c’est le retour dans le Sud du héros de Gueule d’amour, émoussé par la passion, abîmé par la vie et ses déceptions. Elle est, enfin, temporelle : on en arrive au retour de Robineau (on « revient » décidément beaucoup chez Grémillon), figure entière mais victime de la dualité de son hôte, dont il porte la responsabilité de la faute. L’ouverture du film, qui compile une série de petites scènes documentaires sur la vie de la cité, ou la séquence magnifique de la réapparition du cordonnier, qui contemple Toulon depuis les hauteurs de la ville, sont trompeuses : c’est dans le confort de l’appartement des Agardanne que se joue le nœud de la mise en scène, qui s’ingénie à figurer spatialement le morcellement intérieur des âmes tourmentées occupant les lieux. Lorsque par exemple Victor regagne son domicile après le meurtre, Grémillon figure l’ébranlement de son être par une trouvaille remarquable : la silhouette décomposée du commerçant est redoublée par l’ombre d’un arbre que vient découper en deux l’ouverture de la porte.
Plus loin, le découpage fait son miel de la position délicate de l’évadé : sa tête mise à prix, le personnage doit non seulement se cacher, mais rester à distance des fenêtres et des volets, qui menacent de révéler sa présence. Grémillon filme alors un vampire, notamment dans cette scène où Madeleine, pour tenir à distance les sentiments naissants qu’elle éprouve pour Robineau, se réfugie dans une petite pièce, protégée par le soleil que laisse passer une fenêtre ouverte. C’est dans ces séquences embrasées, plus que dans celles où règne en maître le colosse Raimu, que le lyrisme si racé de Grémillon s’épanouit tout à fait.