Les films de Jean Grémillon sont bien trop rares sur grand écran (ne parlons même pas du petit) pour qu’on ne se réjouisse pas de la ressortie du magnifique Lumière d’été, réalisé dans le sud de la France alors que la partie nord subissait les affres de l’occupation nazie. Si la patte de Pierre Laroche et de Jacques Prévert au scénario et aux dialogues nous ramène à une certaine tradition du cinéma français d’avant-guerre, c’est pourtant bien les thématiques chères à Grémillon – et que l’on retrouvera dans Le ciel est à vous et L’Amour d’une femme – qui font tout le sel de ce film hybride, entre marivaudage et drame intimiste, à la fois réaliste et déconnecté du monde environnant.
Michèle au pays des merveilles
La scène d’ouverture de Lumière d’été est une splendeur. Le premier plan est un panorama sur une vallée encaissée, dessinant un horizon lointain et autant de perspectives pour l’atteindre. De cet espace surgit un bus venu de la ville. Celui-ci s’arrête et abandonne Michèle (Madeleine Robinson) à cet environnement fantastique. Avec une candeur enfantine, la jeune femme s’avance dans ce paisible désert humain, émergeant d’une nappe de brouillard, porte d’entrée vers un monde inconnu. Grémillon interrompt alors ce superbe plan face caméra pour laisser apparaître le contrechamp : un hôtel coupé du monde, tout droit sorti d’un rêve, le bien-nommé « L’Ange-gardien ». Michèle doit y retrouver l’homme qu’elle aime, Roland (Pierre Brasseur), un artiste médiocre et maudit qui noie ses échecs dans les excès d’alcool. Mais avant qu’il ne la rejoigne, la frêle visiteuse fait la connaissance de Christiane (Madeleine Renaud), tenancière qui a plaqué sa carrière de danseuse parisienne par amour pour Patrice (Paul Bernard), châtelain fortuné tombé malade après la mort de sa femme. Dernière pièce à l’échiquier, Julien, bellâtre au cœur noble et aux sentiments purs, tombe immédiatement amoureux de Michèle qui reste sourde à cette déclaration.
Jeux d’échecs
Pierre angulaire du jeu de séduction et de pouvoir qui se met en place dans la paisible demeure, Michèle est en quelque sorte la quintessence de l’héroïne du cinéma de Grémillon. Déterminée dans sa quête d’idéal, elle n’a pas d’autre objectif que de vivre ce en quoi elle croit, ici son amour pour Roland. Cette pureté d’intention la prédestine à rencontrer Julien, son alter-ego masculin, seul homme du métrage à ne pas succomber aux charmes de l’oisiveté pour accomplir son travail de minier avec la plus grande dévotion possible. La mort physique à laquelle expose ce travail (qui n’est pas sans rappeler l’attachement avec lequel Grémillon a souvent représenté les professions à risques, que ce soit dans Remorques, Le ciel est à vous ou L’Amour d’une femme) est le contrepoint du marivaudage tortueux auquel Patrice, Christiane et Roland se livrent. Le premier succombe au charme inaccessible de Michèle, plongeant la seconde dans le déni, quand le troisième se retrouve tributaire financier de ses hôtes, essoré par une dernière humiliation professionnelle. De ce jeu dangereux, on pressent l’échec permanent tant les manipulateurs sont constamment trahis par leurs faiblesses. Du théâtre utilisé comme symbole de la manipulation à la fête où chacun endosse un costume introduisant une destinée redoutée, Jean Grémillon fait surtout ressortir l’humanité faillible de ses personnages, chaque entreprise les mettant toujours un peu plus à nu.
Le voile des illusions
Obstinée mais réaliste, Michèle est le négatif de Christiane, la femme sacrifiée sur l’autel des volontés masculines. Alors que le désamour de Bernard ne fait plus aucun doute, cette dernière se réfugie systématiquement derrière ses illusions, esquivant les vérités blessantes. Lors du bal masqué, serrée contre Bernard, elle ne peut plus se soustraire à l’aveu cruel de son compagnon : noyée au centre du plan parmi les danseurs, elle n’a alors plus la possibilité de fuir ; lui reste son éventail derrière lequel elle dissimule son affaissement, soudainement ramenée à une réalité qu’elle ne peut plus transfigurer. La mise en scène de Grémillon joue avec brio mais sobriété de cet espoir d’échappée belle : les visages écrans (souvent filmés en très gros plans dans les moments de confession) rivent le spectateur à la seule vérité des sentiments des personnages et des croyances nécessaires à leur frêle maintien. C’est dans cette perspective que Lumière d’été s’achève : au plan serré face caméra qui fait écho à l’intimité de Michèle, répond ce prodigieux plan large où les amants apaisés se dirigent de nouveau vers la lumière.