L’Astragale, petit os du pied qu’on risque de se casser en faisant le mur d’une prison, est avant tout le titre du roman autobiographique d’Albertine Sarrazin, écrivaine française d’origine algérienne, morte prématurément peu avant ses trente ans et qui aura laissé cet essai littéraire pour seul témoignage posthume de sa vie d’excès. Adapté une première fois en 1969 par Guy Casaril, L’Astragale est aujourd’hui porté à l’écran par l’actrice et réalisatrice Brigitte Sy. Parce qu’elle fut la compagne et la muse de Philippe Garrel pendant de nombreuses années (notamment lors des magnifiques Les Baisers de secours et J’entends plus la guitare), il serait tentant – et sûrement un peu trop facile – de considérer que ses choix de mise en scène et ses partis-pris esthétiques s’inscrivent dans une sorte de mimétisme de ce qui a constitué la signature de l’auteur de Sauvage innocence ou des Amants réguliers : en premier lieu, ce noir et blanc stylisé et joliment photographié qui serait le signe d’une radicalité revendiquée, et en second lieu, ce goût prononcé pour les gueules cassées qui préfèrent se consumer plutôt que de se fondre dans les conventions bourgeoises et matérialistes.
À ce petit jeu des comparaisons, il n’est cependant pas tout à fait certain que la proposition esthétique de Brigitte Sy gagne la partie : prisonnière de cet écrin qui ne semble être là que pour magnifier le beau visage mélancolique de l’actrice principale, la mise en scène trahit à plusieurs reprises des objectifs moins nobles. La belle image, soutenue par une bande musicale du plus bel effet, est ici le contrechamp du Paris des années 1950 gangrené par un racisme anti-algérien que la réalisatrice limite à quelques visages antipathiques ou à un hors-champ où règne l’injustice. À trop vouloir signifier sans se donner la moindre contenance historique et politique, la prise de température flirte un peu trop souvent avec un procès d’intention d’autant plus facile qu’il est exécuté a posteriori. Cette relecture un peu donneuse de leçon se retrouve aussi dans la manière de montrer les hommes qui paient Albertine pour ses charmes : pourquoi a‑t-on encore besoin, en 2015, de ridiculiser les clients de prostituées (l’un est bedonnant et répugnant, l’autre est vieux et pathétique) comme si leur mise en scène nécessitait qu’on adopte une position morale ?
Amants voyous
Ce qui fait finalement le sel de L’Astragale est plutôt à chercher du côté du terreau littéraire (un peu comme Jacquot, récemment, qui est parvenu à sauver les meubles grâce à l’intelligence des mots d’Octave Mirbeau) : les écrits d’Albertine Sarrazin prennent ici la tournure d’une confession littéraire sans concession. À la manière d’une Violette Leduc, qui lui fut contemporaine de quelques années, la jeune écrivaine décrit sans détour ni complaisance un quotidien où la défiance à l’ordre moral devient une lutte de tous les instants. De cette vie en lambeaux (Sarrazin a été abandonnée, adoptée, violée à dix ans, envoyée en pension puis fit l’objet d’une adoption plénière de la part de ses parents, autant d’épreuves que le film aura l’intelligence de ne pas rendre compte pour ne pas dénaturer le portrait), la jeune femme a développé un sens du romanesque jusqu’au-boutiste qui donne à son oeuvre son authentique caractère incandescent. C’est probablement en circonscrivant la majeure partie du film à la relation tumultueuse qui lia Albertine à Julien (un repris de justice comme elle) que le film de Brigitte Sy trouve son équilibre. En confiant le rôle principal à Leïla Bekhti, à la fois aérienne et habitée sans excès, la réalisatrice a finalement réussi le pari d’offrir à Albertine Sarrazin un visage qui ne s’encombre pas des exercices de mimétisme pour toucher au plus près de l’incarnation.