Parce que les films de Garrel nous donnent toujours l’impression d’une première fois ; parce que depuis quarante-six ans et Les Enfants désaccordés (1964), il n’a jamais cessé en enfant prodige ou en poète obstiné d’emprunter des chemins de traverse ; parce que tout simplement ce grand monsieur de 58 ans a encore le courage d’explorer les fantasmes d’enfants rêveurs, amoureux et passionnés ; parce que l’on parle de lui de façon trop ponctuelle, comme d’une comète qui s’échauffe avant de se vaporiser (il fut un temps où il était de bon ton d’évoquer Les Amants réguliers…), pour toutes ces raisons il nous a paru nécessaire de parler encore un peu de l’auteur de J’entends plus la guitare. Dans le silence qui entoure Garrel stagnent les questions les plus cruciales de notre cinéma, car c’est bien de ce noir et blanc qui semble dater d’une autre époque que se dessine sur fond de notes presque inaudibles le reflet grimaçant de notre histoire présente. « Qu’est-ce qu’un plan ? C’est le temps qu’il faut pour qu’une image soit pleine de son » disait Daney. Qu’est-ce qu’un plan ? C’est le temps qu’il faut pour qu’une image soit habitée. Pour qu’une émotion se déploie. Pour que l’instant s’inscrive dans la chair du présent. Comme une longue litanie les films de Garrel reviennent à nous tous les quatre-cinq ans, comme par enchantement, et interrogent par leur simple présence l’état de notre cinéma. En 2001, nous voyions en Sauvage innocence une de ces œuvres aussi pudiques que personnelles qui ne semblent exister que par ce qu’elles convoquent en nous. Un de ces films qui nous parlent d’un cinéma à la première personne de l’universel.
La question du double
Sauvage innocence est deux fois un titre. Celui du film de Philippe Garrel, évocation belle et grave des liens ténus qui unissent son histoire au cinéma ; et celui de François, un jeune cinéaste qui rêve de faire un film « contre la drogue » afin d’exorciser la perte de son ancienne amante. La figure du double traverse le film, elle lui donne son rythme, son équilibre. L’aventure de François fait écho à l’histoire de Garrel. Il a perdu Carole de la même façon que Garrel a perdu Nico, ils ont le même besoin obsessionnel de faire des films, la même pulsion créatrice. Le titre même, Sauvage innocence, rend compte de la récurrence de la figure du double qui est traitée parfois dans sa dualité. Il dessine déjà les frontières entre le bien et le mal, et semble annoncer la fin tragique de Lucie. Pourtant le titre rejette aussi toute interprétation hâtive : les deux mots n’en forment plus qu’un, liés l’un à l’autre par la figure unificatrice de l’oxymore. À l’image du noir et blanc de Raoul Coutard qui se fond dans un somptueux camaïeu de gris, les frontières dans Sauvage innocence sont toujours incertaines, troubles. C’est aussi la force du film. Dix-sept ans après Elle a passé tant d’heures sous les sunlights, Philippe Garrel explore encore, par le procédé du film dans le film, les potentialités du cinéma, mais surtout de son cinéma. Car sa réflexion est stimulée par la veine autobiographique dans laquelle il s’engouffre. Le film en abyme de François reflète le film de Garrel. Il agit de façon double : il produit parfois un écho dont le décalage favorise le regard introspectif et spéculaire ; il engendre aussi un effet de substitution, les films s’enlaçant alors pour ne faire plus qu’un.
Sauvage innocence : le regard et le geste
François, jeune cinéaste, veut à tout prix faire un film contre la drogue pour venger son ex-compagne, une ancienne mannequin nommée Carole, morte d’une overdose. Il demande à Lucie dont il est tombé amoureux de bien vouloir interpréter le rôle. Mais François ne trouve pas l’argent nécessaire pour tourner son film. Il fait alors appel à Chas qui lui offre l’opportunité de le réaliser en échange d’un transport de valises pleines d’héroïne. D’abord réticent, François finit par accepter et se trouve vite pris dans un engrenage fatal. Impliqué par son tournage, François délaisse progressivement Lucie qui, par peur de ne pas être à la hauteur, se réfugie dans la coke. Elle intensifie les prises et finit par épouser le sort tragique de Carole.
« Toute histoire est liée à des choses vraies » fait dire Garrel à François. Cette chose vraie dont il est question, c’est l’histoire de Garrel. Mais ici, le matériau biographique se double d’une réflexion sur son propre cinéma. Sosie de Garrel jeune, Mehdi Belhaj Kacem, qui interprète François, propulse sur l’écran un Philippe Garrel fictif et légèrement romanesque. Les deux cinéastes sont obnubilés par les mêmes thèmes : drogue, perte de la femme aimée, rapport à la création, déliquescence du temps qui passe… Ils se heurtent tous deux à l’incompréhension des producteurs. Ils ont le même désir convulsif (et presque vital : ils ont tous les deux réalisé leur premier film à 16 ans) de réaliser. Le talent de cinéaste de Garrel consiste à jouer sur l’écart qu’il peut y avoir entre François et lui. Parfois leurs différences sont bien marquées, parfois les deux visages semblent presque se confondre. Ce rapport d’identification que l’on peut repérer à certains moments permet à l’auteur de poser un regard auto-réflexif sur son cinéma : son univers artistique prend la forme d’un récit mythologique, et le film en abyme devient ainsi l’opportunité pour lui de réfléchir sur son propre acte de création.
Même les différences qui opposent François au cinéaste contribuent à servir l’énergie auto-réflexive du film. Car elles sont une manière pour le spectateur d’opérer de nouveaux rapprochements. Dans Sauvage innocence, Garrel oscille sans trembler et avec fermeté entre le désir de souligner les points communs ou les différences qui le lient au personnage principal. Pendant le tournage François multiplie les prises, insatisfait du jeu de son actrice. Les techniques cinématographiques de Garrel n’ont rien à voir avec celles employées par François : Garrel a la réputation d’être un cinéaste de la première prise – fondant toute sa confiance dans la grâce de la première fois. Mais cette différence s’explique aisément, il y a en effet un intérêt dramatique à faire de François un cinéaste pointilleux car il devient ainsi le bourreau de sa propre actrice. C’est aussi une manière pour Garrel d’insister sur les rapprochements que l’on peut établir entre François et lui, car ces différences portent en elle les germes des rapprochements à établir. Elles suscitent notre curiosité, et provoquent un décalage nécessaire à l’analyse autoréflexive.
Philippe Garrel tend et détend Sauvage innocence comme un élastique : le film étant tantôt familier à l’univers de l’auteur, tantôt décalé, étranger alors à sa manière de créer. En mettant en place le dispositif du film dans le film, Garrel renforce encore l’impression que les différences (mais aussi les décalages) entre les deux cinéastes sont aussi sources de rapprochement, de mise en parallèle. Il convoque les thèmes qui lui sont familiers et les met en scène par le procédé du film en abyme. Toutes les obsessions garreliennes sont là : l’amour, la drogue, l’innocence, le pouvoir salvateur de l’art… Mais ces fantasmes garreliens sont cette fois-ci mis en scène de façon décalée. Un certain humour en émane. La naïveté de François, sa conviction artistique sans faille, ses airs de poète rêveur à fleur de peau, sont traités avec une fine ironie. Le cinéaste cultive une distance avec lui-même qui vient enrichir son travail réflexif. Car si François est bien le double romanesque de Garrel, alors Sauvage innocence est un film d’auto-analyse qui puise son inspiration dans un mouvement d’auto-ironie. On pourrait par conséquent évoquer un déplacement du centre de gravité du film : notre regard n’est plus tourné vers la drogue et son pouvoir destructeur comme le voulait François, mais sur le cinéma de Garrel. Drogue, cinéma : ce n’est pas étonnant que l’on passe si facilement de l’un à l’autre. Ils provoquent tous les deux un sentiment de dépendance. Mais alors que la drogue tue, le cinéma est créateur de vie. Le cinéma est une dépendance qui peut être productive. Dès lors, Sauvage innocence se déploie dans un mouvement dialectique : à une mythologie première qui est fondée sur les thèmes de base du cinéma garrelien (ce qui nous est familier chez cet auteur) intervient en contrepoint un décalage, un regard auto-réflexif qui puise son énergie dans le film en abyme et dont émane une disposition railleuse. Mais le cinéma l’emporte. Car le regard humoristique que porte Garrel sur son cinéma concilie cette tension dans un troisième mouvement : l’humour n’empêche pas que le cinéma soit un art sérieux. Il nous apprend des choses sur la vie et sur l’art.
Mais cette réflexivité ne nous offre pas pour autant une conception réelle du cinéma. Il y a plutôt dans Sauvage innocence l’ambition de nous parler du cinéma à partir d’une expérience particulière, à savoir celle de Garrel. Nous rencontrons ainsi différents agents de la production : le producteur, le réalisateur, les acteurs, le chef opérateur… mais ils sont toujours liés à l’œuvre de Garrel. Bien que le film développe un regard critique, ce n’est pas pour autant une vision qui a l’ambition de nous proposer une meilleure connaissance du cinéma. C’est bien plutôt un regard pénétrant et introspectif, celui d’un cinéaste sur son propre art. En cela, Sauvage innocence nous plonge dans l’imaginaire d’un auteur, et c’est plutôt par effet de substitution ou de miroir déformant que le film nous interroge sur notre conception présente du cinéma. Point de discours, point d’élucubration vaine, mais la simple existence de ses films, comme une preuve têtue de l’obstination créatrice, nous interroge en silence et creuse avec un soupçon d’ironie les deux blessures du siècle de la cinéphilie : la nostalgie, et l’effritement de la foi dans le cinéma…
Sauvage innocence est à l’image des autres films de Garrel, il a le don d’interroger le cinéma à partir d’une expérience absolument particulière. L’intimité de la structure filmique s’ouvre comme par miracle à un questionnement plus vaste car voir un Garrel, c’est être aussitôt dans une opération de comparaison avec ce qui se fait à côté. Pourtant, Sauvage innocence ne donne jamais l’impression d’être un film conçu ex nihilo ; au contraire, il invoque de nombreuses réminiscences : le mythe de Faust incarné par la figure de Chas, Le Mépris de Godard, la tragédie antique dans son implacable fatalité… Garrel jongle avec ces souvenirs, en témoigne le tissu référentiel qui traverse le film. Raoul Coutard se dédouble aussi. On appelle le chef opérateur de François « Raoul maître ». Sauvage innocence a une histoire : celle de Garrel. Comme son géniteur le film n’appartient à aucun genre : il se déplace comme une ombre fugace, et circule en silence, librement. À qui appartient-il ? À celui qui prend le temps. Et au cinéma aussi.
Des trous d’air dans la fiction : une respiration poétique
Sauvage innocence est aussi l’occasion pour Garrel de faire le pastiche de son propre style. Dans le film de François, qui est aussi le film dans le film, les obsessions garreliennes sont exacerbées. Mais plus généralement c’est tout un comportement de parti-pris artistique qui est mis en scène : le goût pour le silence et les plans de présence pure, la place prépondérante laissée à un noir et blanc stylisé et sophistiqué, le goût prononcé pour la chorégraphie… Garrel puise dans son propre style. Il alimente le film de nombreuses références qui sont liées à son oeuvre. Sauvage innocence fait ainsi penser à Elle a passé tant d’heure sous les sunlights dans sa composition en fragments ou encore à La Naissance de l’amour dans le traitement qui est opéré de la culpabilité. Le geste du cinéaste est mis en scène. François comme double nous apporte un portrait ironique de Garrel au travail. Mais le film dans le film devient bientôt pour Garrel un prétexte pour y développer un autre cinéma, qui se libère de la connotation ironique en déployant une forme poétique.
Le film de François intervient comme une béance dans la fiction. L’utilisation du film dans le film devient ainsi pour Garrel une façon d’arriver à une forme purement poétique, libérée de la narration. Cette hypothèse retourne le projet du film sur lui-même. Le film dans le film (celui mis en abyme) ne serait plus seulement réflexif, il serait aussi une ouverture vers d’autres champs d’exploration. Il devient alors comme un prétexte pour créer et envisager un autre cinéma. Plutôt que d’exorciser par le cinéma un passé et une mémoire douloureuse, l’énergie cinématographique de Garrel est toute entière tournée vers l’extérieur, déployant une forme artistique nouvelle. La supercherie de l’auteur atteint ici son paroxysme : là où le cinéma se regarde travailler dans une perspective auto-réflexive, il est en même temps en train de créer quelque chose de neuf qui se défait du simple passé de l’auteur. La force du film est là, contenue violemment dans cette tension : d’un côté un film spéculaire qui réfléchit sur lui-même et sur l’histoire de son auteur (mais c’est peut-être au fond la même chose chez Garrel tant sa vie et ses films s’entrelacent) et d’un autre côté un film qui se sert de ce passé comme prétexte pour donner vie à un autre cinéma. Garrel convoque un passé dont il se défait en ouvrant d’autres perspectives, mais artistique cette fois. La forme poétique du film dans le film devient le meilleur remède pour exorciser le passé.
Ce passage du narratif au poétique prend forme dans un espace : le film de François est à la fois un creuset et une brèche, où l’image se libère du mot et gagne sa propre indépendance. La première scène du film de François est la séquence centrale du film de Garrel. Si elle est en son cœur c’est tout sauf un hasard : elle lui donne une pulsation cardiaque, une puissance rythmique et poétique. Des personnages déguisés étrangement (curieux vêtements de dandys pour les hommes et parures d’un XVIIIe fantasmé pour les femmes) traversent un pont d’Amsterdam, puis vont danser dans un hangar. Dans cette scène, la musique de Van Morrison, les longs travellings, les décalages anachroniques… contribuent à faire de cette séquence une cérémonie. Les costumes et les chorégraphies un peu emphatiques nous paraissent étrangers. Le film dans le film nous fait croire que l’utopie d’un cinéma purement poétique est encore possible. La séquence devient ainsi un prétexte pour faire un cinéma libéré de la narration. L’extrait intervient aussi comme un ultime pied de nez aux producteurs : Garrel parvient à se libérer d’un schéma narratif strict et se livre à une grande audace de mise en scène.
Mais Sauvage innocence est une œuvre qui doit être lue dans son ensemble : aucune frontière valable ne délimite le territoire du poétique par rapport à celui du narratif. Il convient au contraire de l’envisager dans son unité formelle. Car les films s’emboîtent et s’entrelacent. Il y a d’ailleurs un mouvement de va-et-vient entre les deux films qu’il serait bon d’interroger. Que Garrel soit présent dans le film en abyme de François s’impose comme une évidence (puisque le film de François reste celui de Garrel), mais peut-on également considérer que François influence Garrel ? Cette gageure doit être prise au sérieux. Bien que fictif, François incarne parfaitement son double. Il propose une image dans laquelle Garrel doit se reconnaître sans se fondre. C’est cette prise de conscience qui favorise l’affleurement de l’ironie et du décalage par rapport à soi-même. Sauvage innocence ouvre peut-être une voie nouvelle dans l’œuvre de Garrel, une voie qui aurait d’ailleurs été admirablement prolongée dans Les Amants réguliers par cette manière qu’il a de désamorcer les clichés de l’artiste maudit par l’emploi d’une veine comique, ou du moins d’un décalage humoristique qui est autant dû à la naïveté qu’à l’inadaptation des personnages principaux, mais dont le spectateur n’est jamais dupe. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si les personnages principaux des deux derniers films de Garrel se nomment tous les deux François. Peut-être qu’une période nouvelle est en train de s’ouvrir dans l’œuvre de Garrel : celle d’un auteur qui observe désormais avec sagesse dans un mélange humour et de tendresse parfois cruelle les rapports de la jeunesse à l’idéalisme.
L’émanation du poétique dans Sauvage innocence ne se limite pas au film en abyme, elle se propage dans toute l’œuvre contribuant à lui donner son unité stylistique. La séquence centrale est à cet égard passionnante : elle joue sur l’alternance des deux tournages, ne cesse de sauter d’un film à l’autre, intégrant le mouvement de va-et-vient dans son ensemble comme si elle réconciliait les éléments disparates. « Chaque fois qu’il y a une contiguïté dans l’image il y une création d’intensité. » Ce que dit Deleuze sur l’image devient vrai chez Garrel pour le plan. Car les mouvements d’un film à l’autre, s’ils brouillent les pistes, sont aussi créateurs d’intensité. Cette tension bien qu’elle ne nous dise pas dans quel film nous nous trouvons, concourt à donner à Sauvage innocence une identité : la première forme de l’unité. La musique joue à ce titre un rôle prépondérant car elle souligne parfois le film dans lequel nous nous trouvons. Mais elle peut aussi s’assourdir, et fondre deux récits en un : les deux films étant alors rassemblés. Les motifs circulaires et poétiques qui fonctionnent comme des échos entre les deux films favorisent ce rassemblement : la première image du film (les voies d’un chemin de fer) semble mettre en place une chaîne lexicale mortifère. Le motif des rails traversera ainsi le film comme une métaphore filée. Il est à la fois ce qui mènera le personnage en Italie, en Belgique et aux Pays-Bas, il évoque aussi le long travelling qui constituera la première scène du film de François. Mais le rail est aussi l’image des rails de coke que prendra Lucie. Le spectateur circule d’un film à l’autre : l’ambition poétique de Garrel toujours au contact de la trame narrative.