Face-à-face tendu entre la police des transports de New York et une bande de preneurs d’otages bien retors, menaçant de décimer toute une rame de métro coincée sous terre si on ne leur remet pas une forte rançon dans les plus brefs délais. En 1974, The Taking of Pelham 1 2 3 s’intitulait en français Les Pirates du métro, Walter Matthau incarnait le cynique chef de la police, tandis que l’Anglais Robert Shaw (L’Arnaque, Les Dents de la mer) campait un parfait cerveau criminel à sang froid. Réalisé par le téléaste Joseph Sargent, c’était un thriller honnête doublé d’un singulier portait du cosmopolitisme new-yorkais des années 1970, et le film reste encore aujourd’hui dans quelques mémoires, dont celle de Quentin Tarantino qui en a notoirement repris, dans Reservoir Dogs, l’idée des malfaiteurs surnommés d’après des couleurs (« Mr Pink », « Mr Blue », « Mr Orange»…). En 2009, c’est Tony Scott qui fait rejouer cet affrontement, remplaçant Matthau par Denzel Washington et Shaw par John Travolta. Dire que le remake laissera moins de traces que l’original ressemble à une banalité, mais cette formulation a surtout le défaut de dissimuler le plus alarmant : moins qu’un « thriller honnête », moins qu’un film médiocre voire raté, le spectacle qui se déroule à l’écran peine tout simplement à être un film tout court.
Le pirate du formalisme
Le cinéma réduit à peau de chagrin, c’est un peu ce qui pendait au nez de Tony Scott depuis, disons, la fin des années 1990. Jusqu’alors, son emphase visuelle héritée de la pratique publicitaire se limitait à faire reluire les élans un peu primaires du cinéma à testostérones des années Reagan et Bush père. Mais depuis une dizaine d’années, Scott, devenu son propre producteur après avoir été un exécutant pour des pontes comme Jerry Bruckheimer ou Joel Silver, tente de mettre au rencard son image de tâcheron, d’imposer une patte, une marque de fabrique. Et ça fait mal. Le père spirituel de Michael Bay a décidément misé sur une utilisation forcenée des techniques de matraquage promotionnel proche de celui des bande-annonces (flux de sous-titres à l’écran, moments de montage hystérique, filtres de couleurs moites) pour dynamiser l’image à tout prix, dessinant un afflux de plans stylisés se donnant l’air d’agiter quelque chose. Mais cette frénétique affirmation d’identité — discutable car issue d’une récupération sans vraie appropriation — tend à s’imposer comme la seule, et vaine, matière réelle de ses films. Vaine matière, parce que le discours ne va jamais au-delà de cette ostentation, parce que l’agitation créée n’engendre rien, ni tension ni dynamique autre que le choc instantané de l’effet. Seule matière, parce que si les choix de ses sujets, sur lequel il a désormais plus de contrôle, surprennent parfois par leur caractère inhabituel dans sa filmographie, s’aventurant notamment dans le registre dramatique (Man on Fire, Domino), les films qui en résultent ont bien du mal à exister par leurs singularités en germe, écrasés qu’ils sont par la démonstration graphique permanente et d’autant plus envahissante qu’elle s’avère rarement nécessaire à autre chose qu’à elle-même. On en viendrait à regretter le clinquant servile de Top Gun.
Tout pour rien
Le cas de L’Attaque du métro 123, pourtant pas aussi extrémiste dans son style qu’un Domino, est franchement dramatique sur ce point. Il y a dans ce film tout pour lui donner une certaine consistance, fût-ce en mal, y compris des caractéristiques récurrentes de la filmographie de Scott. Le scénario charrie les rebondissements absurdes (un des pirates se fait dessouder par accident : un rat a mordu le sniper qui le visait) et les raccourcis crétins (une devinette : « qui pourrait emmener un mannequin de fesses en voyage en Islande ?»). Les stars cabotinent (Travolta, anti-Robert Shaw jactant ses « motherfucker » comme dans une cour de récré) ou se la jouent trop pro pour convaincre (Washington, péniblement lisse). La larme démagogique post-11-Septembre coule à la vision des gratte-ciels de New York baignés de soleil (« This is what we’re fighting for »). Et le film s’achève en simulacre de western urbain plein d’émotion virile. Le vrai drame, cependant, c’est que tout cela — la vulgarité, la démagogie, l’absurde, le bâclage général, au fond tout ce qui pourrait constituer un matériau pour un film, même mauvais — laisse complètement indifférent, pour la navrante raison que le réalisateur lui-même s’en moque éperdument, ignore même l’opportunité d’en faire du cinéma. Mais Tony Scott désire-t-il encore faire du cinéma ? De la première à la dernière image, L’Attaque… est le terrain d’un assaut de toutes sortes d’effets visuels qui montrent d’emblée qu’ils n’ont pas besoin de film pour s’imposer, martelant l’écran de leur gratuité au point de rendre tout le reste inopérant. Le moindre temps mort est aussitôt investi par une batterie de zooms, de montage stroboscopique flou, de travellings tournants. Le moindre sous-titre devient un panneau promotionnel sur le modèle des titrages animés télévisés (tels les rappels du compte à rebours avant exécution des otages). Face à ce déballage plastique, dynamisation artificielle de la pellicule mais barbouillant le néant, le reste du film se trouve bien peu de place pour exister et se faire remarquer, car la seule chose que Scott se plaît à travailler est son esthétique creuse : ses mouvements d’appareil, la couleur de ses filtres, le flou de son montage, ses inserts en 3D. L’Attaque… est moins un film qu’un amas d’éléments disjoints sans aucune finalité commune ou individuelle, dont seul celui qui jure le plus fort arrive à se faire remarquer (en l’occurrence le brassage de vide stylisé), et dont la réunion se révèle impuissante à raconter ou transmettre quoi que ce soit, si ce n’est la jouissance masturbatoire du plasticien posté derrière la caméra, son plaisir de s’ébrouer en aveugle car filmant sans objet.
Tuning
Cette navrante évolution du cinéma de Scott aura peut-être été, il faut bien le dire, encouragée par un certain nombre de critiques peu regardants. On peut dater approximativement les débuts de cette nouvelle frénésie plastique à Ennemi d’État, qu’il a réalisé en 1998. Ce thriller paranoïaque où les vues par satellite servaient de prétexte à un étalage de filtre vert, de sur-découpage et d’inscriptions à l’écran, a été suivi en 2001 par le simulacre de film d’espionnage glamour Spy Game (Robert Redford et Brad Pitt y faisaient les beaux, mais il n’y avait rien à dire). Or, par leurs scénarios touchant aux dessous de la politique américaine, ces deux films ont séduit une partie de la critique, leur suggérant un temps que derrière le faiseur tape-à‑l’œil se révélait peut-être un artiste un brin expérimental et non dénué de rapport au monde. Aujourd’hui, quand on voit jusqu’où Scott a poussé ses « expériences », reprenant les acquis graphiques de ces films pour boursoufler encore plus un style tout en tapage, repenser à ces hypothèses passées provoque un ricanement amer. Le politique, chez ce cracheur d’images, c’est comme tout le reste, tous les gimmicks visuels, de personnages et de tons que Scott a récupéré de ses films précédents (plutôt ceux qui ont la cote : True Romance, Ennemi d’État…) pour s’en faire une signature : un gadget ajouté à la panoplie pour fabriquer les films suivants, avec peut-être l’espoir que le spectateur y projette lui-même des idées, des sous-textes ou des concepts ne concernant pas le moins du monde le réalisateur. Le médiocre Déjà vu usait déjà du leurre du trauma post-11-Septembre (dans sa spectaculaire scène d’ouverture), et en prime des ravages de l’ouragan Katrina de 2005, pour n’en faire que des éléments de décoration d’un film d’action sans intérêt. Moins qu’un metteur en scène, Tony Scott est un mécanicien de tuning, un assembleur de pièces rapportées et customisées. Moins que du cinéma, ce qu’il produit se résume à un bric-à-brac désincarné et sans vie.