De William Basinski à Christopher Nolan, en passant par James Benning, Steven Spielberg, Ken Jacobs, Tony Scott ou encore Michael Mann, retour sur quelques échos cinématographiques marquants du 11-Septembre.
Disintregation Loops 1.1 / Ruhr : volutes et spectres
Au mois d’août 2001, alors qu’il range son appartement situé dans le quartier de Williamsburg à Brooklyn, William Basinski exhume des cassettes vieilles d’une quinzaine d’années sur lesquelles il a enregistré des boucles de synthétiseur. Après les avoir écoutées, le compositeur, ému par ce travail oublié, décide de les numériser mais découvre que le processus désintègre petit à petit les bandes magnétiques. Il décide alors de conserver les pistes telles quelles et d’en faire son nouveau projet : The Disintegration Loops. Ce matériau musical révolutionnaire dans l’histoire récente de la musique expérimentale consiste ainsi en une lente décomposition de paysages sonores mélancoliques, depuis la clarté inaugurale jusqu’aux grésillements et au silence final. Il s’agit, au fond, d’une musique mourante, qui par la mort accède à l’éternité digitale. Basinski termine les enregistrements des Disintegration Loops le matin du 11 septembre 2001, tandis que deux avions détournés par des terroristes percutent les tours du World Trade Center. Peu après le coucher du soleil, il installe une caméra mini-DV sur le toit de son immeuble et tourne un plan fixe d’une heure sur le paysage apocalyptique de Manhattan, tout en écoutant le premier Disintegration Loop, dont le caractère fantomatique se verra à jamais lié à cet instant. À la place des deux tours, de la fumée s’élève inlassablement et envahit le Sud de l’île ; des oiseaux passent, indifférents, la nuit tombe, les couleurs changent. On distingue par intermittence des gratte-ciels à travers la fumée noire, des lumières s’allument et tremblent en même temps que la bande sonore se désagrège. Avec ce film d’une insondable tristesse, point de vue précieux et unique d’un simple new-yorkais sur ce jour dramatique, Basinski s’inscrit dans le sillon d’un certain cinéma documentaire de la durée, hérité d’Empire (1964) d’Andy Warhol (un plan fixe de huit heures sur le haut de l’Empire State Building), et perpétué notamment par James Benning. Comme dans Disintegration Loop 1.1, les longs plans fixes de paysages qui traversent la filmographie de Benning accordent une grande liberté au spectateur pour parcourir le cadre et observer la matière d’un événement, aussi infime soit-il. Dans Ruhr (2009), Benning filme notamment une immense cheminée d’usine ressemblant à une tour, qui relâche à intervalles réguliers des volutes de fumées dignes d’un film catastrophe. Les fantômes du 11 septembre semblent hanter ce plan de disparition enfumée et de réapparition, en faisant un cousin lointain du film-album spectral de William Basinski.
Marin Gérard
La Guerre des mondes / The Dark Knight : le blockbuster à l’épreuve du chaos
Sortis à trois ans d’intervalle, La Guerre des mondes (2005) et The Dark Knight (2008) partagent la même noirceur, hantée par les fantômes du 11 septembre. Carcasse d’avion, pluie de cendres, tours assiégées et vents de panique : rarement le blockbuster américain aura épousé avec une telle netteté les contours les plus tourmentés de la psyché nationale. L’héroïsme qui structure habituellement le cinéma d’action est le premier à faire les frais des angoisses suscitées par les attaques terroristes de 2001. Devant la caméra de Spielberg, la bravoure devient presque désuète et le patriotisme du jeune Robbie est filmé comme un acte suicidaire. Son père Ray ne cesse au contraire de fuir le champ de bataille : au début du film, le corps blanchi par les cendres d’une foule qui s’est désintégrée sous ses yeux, il reste pétrifié quelques instants face à un miroir avant de secouer ses vêtements et de disparaître hors-champ, remplacé par un nuage de poussière. L’une des premières scènes de The Dark Knight montre elle aussi un héros affaibli. Bruce Wayne y apparaît torse nu, le corps recouvert d’hématomes et occupé à recoudre sa propre blessure, comme si la puissance du justicier masqué ne tenait plus qu’à ce mince fil.
Si le héros de blockbuster est brusquement frappé d’impuissance, c’est qu’il fait face à un ennemi d’un genre nouveau, un pur agent de destruction qui fascine d’autant plus qu’il reste insaisissable. À cet égard, il est intéressant de noter qu’au moment d’explorer l’origine de la menace, les deux réalisateurs s’écartent du matériau qu’ils adaptent. Dans La Guerre des mondes, Spielberg abandonne les vaisseaux extraterrestres de Wells pour mettre en scène des tripodes déjà enfouis dans le sol, libérés par une série de violents éclairs. Quant au Joker de The Dark Knight, le récit de ses origines est remplacé par deux courtes anecdotes autobiographiques qui s’excluent mutuellement et entretiennent un doute permanent. Privé de racines et de motivations, l’adversaire échappe à l’affrontement classique du bien et du mal pour mieux remettre en cause l’existence même de ces catégories morales. Le visage du Joker, dont le maquillage connaît à chaque scène de subtiles variations, étale son rictus en gros plan sur un écran d’ordinateur où les lignes d’un logiciel de reconnaissance faciale s’efforcent en vain d’identifier l’ennemi. La mise en scène de Nolan, à l’image de ces lignes impuissantes, déploie son arsenal habituel (montage alterné et lents travellings, point de vue en surplomb et fascination pour les architectures monumentales) au service d’une ubiquité qui reste insuffisante : le Joker a toujours une longueur d’avance sur le film lui-même et seul le sonar de Lucius Fox (référence à peine voilée au Patriot Act) saura restaurer le champ de vision du héros en même temps que l’omniscience du metteur en scène. Dans La Guerre des mondes, Spielberg embrasse au contraire l’impossibilité de saisir pleinement le danger et opte pour un spectacle immersif et tronqué, toujours rivé au sol et à ses protagonistes : la première représentation du pouvoir dévastateur des tripodes est ainsi déléguée à un petit caméscope tombé par terre, qui se contente d’enregistrer passivement le chaos.
Malgré le pessimisme qui les caractérise, reflet d’une époque inquiète, les deux films s’acheminent vers un dénouement relativement classique. Pourtant, l’angoisse qu’ils sécrètent à chaque instant semble devoir survivre à la restauration finale de l’ordre. Le happy end cher à Spielberg n’a jamais paru aussi incongru (la victoire, nous explique la voix off de Morgan Freeman, était littéralement dans l’air depuis le début) et celui de Nolan est en trompe‑l’œil (il s’agit de construire la paix sociale sur un mensonge). Dans les deux cas, le retour à la normale sonne faux et c’est peut-être en cela que La Guerre des mondes et The Dark Knight peuvent être qualifiés de blockbusters post‑9/11. Une fois la poussière retombée, c’est toujours le chaos et la sidération que l’on garde en mémoire. Et l’image d’un écran noir sur lequel vient se poser le murmure de Dakota Fanning : « Are we still alive ? ».
Hugo Mattias
Reichstag 9/11 : la déflagration
Cinéaste d’avant-garde new yorkais, Ken Jacobs propose avec Reichstag 9/11 une interprétation graphique des événements du 11-Septembre. En ayant recours à sa propre technique de l’eternalism, couplée à celle, plus commune, du datamoshing, il envisage la destruction des tours jumelles comme une véritable déflagration optique. Son moyen-métrage, qu’il faut dire assez éprouvant au visionnage bien que souvent hypnotique, consiste en la répétition ultra-rapide, en positif puis en négatif, de photogrammes numériques défigurés par la compression vidéo. Reichstag 9/11 renvoie à ce titre aux vidéos d’amateurs qui documentèrent les attaques par l’entremise de caméras DV ne disposant, à l’époque, que d’une résolution réduite, avec une déformation des images et une réduction drastique de la visibilité (on pense aussi à la série photographique de Thomas Ruff, intitulée JPEGs). D’une pierre deux coups : dans ce magma de pixels, le 11-Septembre s’affirme comme une impasse pour le regard (il s’agit ici de figurer sans montrer distinctement les événements) et exhibe par la même occasion ses propriétés numériques. Ce qui fait toute la singularité du film de Jacobs réside en effet dans sa manière de mettre en exergue l’apparence matricielle des deux tours, dont la texture quadrillée renvoie, de façon ici évidente, à la grille de pixels composant toute image digitale. Parfaite représentation d’un tournant historique, technique et médiatique que le chaos audiovisuel produit donc par cet événement : ce dernier acheva, avec bruit et fracas, un siècle marqué par la domination de la télévision, et acta dans le même temps le début d’un nouvelle ère où l’imagerie informatique, davantage en symbiose plastique avec les formes de la destruction, allait à son tour s’imposer.
Corentin Lê
Déjà Vu : l’impossible retour
Parmi les films évoquant le 11-Septembre par des biais détournés, Déjà Vu de Tony Scott aura, de concert, redoublé de distance avec les faits historiques et sondé, sans détour, la frustration d’une nation ramenée à son impuissance. Sorti en 2006, le film se présente comme un hommage aux victimes de l’ouragan Katrina (avec un carton dédié) et prend pour point de départ la destruction d’un navire touristique. Le décalage est certes assez franc, mais l’argument du récit laisse, quant à lui, peu de place au doute : Carlin, un Agent de l’ATF en Nouvelle-Orléans incarné par Denzel Washington, est chargé d’enquêter sur la catastrophe, et parvient rapidement à déterminer sa nature terroriste. Lors de son investigation, il est recruté par une unité gouvernementale usant d’une technologie avancée permettant d’accéder à des images du passé, afin d’identifier l’origine de l’attaque. À travers ce procédé inverse à celui de Minority Report, on ne saurait mieux saisir le sentiment d’impuissance d’une Amérique terrorisée à l’idée qu’elle n’a su empêcher le 11-Septembre, se retrouvant désormais à échafauder, après coup, des théories farfelues à grand renfort de recadrages et de zooms voyeuristes (Déjà Vu, comme d’ailleurs Ennemis d’État du même Tony Scott, semble avoir bien compris l’imminence d’un rejeu, en terrain numérique, des quêtes complotistes et paranoïaques mises en scène par le passé chez De Palma). Le film, sans doute l’un des plus inventifs de son auteur, tresse par ailleurs un beau mélodrame dans les mailles d’un piège temporel où Carlin, pour sauver la femme dont il est tombé amoureux depuis sa table de montage, finira par être catapulté dans le passé afin de corriger l’Histoire. À moins que son voyage dans le temps ne soit que l’affaire d’un déplacement, dans une chronologie parallèle, distincte de celle où la tragédie a bel et bien déjà eu lieu. Voilà une éventualité, implacable et douloureuse, qui nimbe le happy end du film d’une aura tristement mortifère : aucun tour de passe-passe technologique – les dispositifs de surveillance généralisée, en tête ceux permis par le Patriot Act – ne saurait tout à fait ramener les morts dans le monde des vivants.
C. L.
San Andreas : redresser l’étendard
C’est une analogie récurrente du film catastrophe hollywoodien : la fracture de l’écorce terrestre est une métaphore de la séparation d’un couple, l’allégorie apocalyptique du divorce. 2012 de Roland Emmerich, avec sa famille recomposée en pleine fin du monde, en faisait le moteur de son récit et de son suspense (la cellule familiale va-t-elle sortir indemne du cataclysme qui la menace ?). Il en va de même dans San Andreas de Brad Peyton, qui associe l’horizon d’une réunion familiale à la reconstruction d’un pays ravagé par un important séisme, tressant un parallèle évident avec les images, post-11 septembre, de Ground Zero. Le divorce semble d’ailleurs trouver son origine dans la déréliction symbolique figurée par l’écroulement des Twin Towers : si la chute des tours est en partie synonyme d’une tragique débandade, il n’est pas étonnant que le père de famille, interprété par Dwayne Johnson, endosse le rôle d’un secouriste dont il est suggéré qu’il est impuissant depuis la mort accidentelle de l’une de ses filles (« I should’ve let you in. I just didn’t know how… » confiera le mari blessé à sa femme, au moment d’évoquer la décrépitude de leur mariage à la suite du drame). Cette virilité écorchée constitue la raison pour laquelle le couple est en instance de divorce (le père secouriste est remplacé par un homme d’affaire constructeur de gratte-ciels…), et la source d’un récit dont la trajectoire, érectile, consiste à s’envoyer à l’air (en hélicoptère ou en avion) le long d’un destruction porn nanardesque qui pullule de sous-entendus sexuels. Mentionnons par exemple cette séquence, à la fois hilarante et indécente, où le couple se trouve aux commandes d’un hélicoptère qui menace de s’écraser sur des civils. Le mari tient fermement le guidon entre ses jambes, répétant qu’il est « almost there », tandis que la femme s’accroche à son siège pour résister aux violentes secousses, gémissant des « oh my god ! » sans équivoque. La scène se conclut par la pénétration de l’engin dans une supérette, où les personnages finiront aspergés d’essence (« we’ve got fuel all over us »). Drôle de rejeu d’un événement traumatisant, conjuré ici par le miracle de la libido, qui marque le début de la réunion familiale et plus loin le rétablissement de l’ordre dans le pays. L’issue du film est du même tonneau : en réponse aux nombreux building ravagés sera érigé un grand drapeau américain dont la forme évoque, avec ses lignes verticales, une tour du World Trade Center. Sur cet étendard se dirige alors le regard, fier et accompli, d’un homme qui sera parvenu à reconquérir sa femme et à regagner le respect de son pays en réapprenant à bander, avant d’annoncer en dernière instance l’ultime étape de ce joyeux programme : « Now, we rebuild. »
C. L.
Hacker : l’appel des limbes
Il suffit d’un raccord hallucinant pour que Hacker de Michael Mann fasse ressurgir en plein Hong-Kong les spectres du 11-Septembre. L’agent du FBI Carol Barrett (Viola Davis), qui confiait plus tôt dans le récit avoir perdu son mari dans les attentats de Manhattan, vacille dans une fusillade meurtrière. Alors que le tumulte des fusils automatiques s’estompe momentanément, la caméra revient sur son visage agonisant, auquel est raccordé une ultime vision : un gratte-ciel dans la pénombre, d’où émeut un faible halo bleuté. Trouée dans le chaos, le plan laisse place à un étrange silence, qu’accompagnent un tremblement de la caméra et un très léger fondu au noir qui obscurcit progressivement la contemplation de la tour. C’est comme si le monolithe aspirait les dernières traces de vie de celle qui le regarde ; contrechamp littéral, de surplomb : Barrett est morte. Pur moment de suspension (la fusillade reprend tout de suite après), la scène organise, dans les plis d’une scène d’action de prime abord traditionnelle, un reflux du trauma originel, une résurgence de l’image 1, à la fois si brève et si saisissante qu’elle s’impose comme l’une des figurations les plus fortes du pouvoir de hantise qu’exerce le souvenir des tours enflammées sur l’inconscient du cinéma hollywoodien.
Josué Morel