Réalisateur d’une adaptation pas franchement convaincante d’un classique de la littérature européenne, l’Allemand Tom Tykwer ne semblait pas le mieux indiqué pour mettre en scène la complexité des méandres de la finance internationale. C’est pourtant à lui qu’échoit la lourde tâche de signer le premier film hollywoodien s’attaquant de front à ce problème d’une brûlante actualité. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le résultat n’est pas à la hauteur des attentes, et encore moins à celle du sujet.
L’Enquête s’inspire largement d’un scandale retentissant : au début des années 1990, la fermeture de la Bank of Credit & Commerce International, ou BCCI – qui fut surnommée « Bank of Crooks and Cocaine International », soit, en français, Banque Internationale des Escrocs et de la Cocaïne – constitua la plus grande faillite frauduleuse du XXe siècle, et laissa sur la paille de nombreux petits épargnants (cent vingt mille pour le seul Royaume-Uni). La banque était fortement suspectée de blanchir l’argent de la drogue, de financer le terrorisme et le trafic d’armes, et d’être impliquée dans le scandale de l’Irangate qui vit vaciller l’administration Bush-père à la fin des années 1980. Le film ne s’aventure hélas pas bien loin dans les ramifications politiques de l’affaire : comme l’indique son titre français, il se concentre sur les efforts conjugués d’un agent d’Interpol et d’une assistante du district attorney de Manhattan pour incriminer une banque luxembourgeoise, l’International Bank of Business and Credit, dont le sigle fait office de clin d’œil transparent.
Malgré sa relative frilosité, L’Enquête semble à première vue tomber à pic en ces temps de crise financière internationale : c’est ainsi la première fois, dans un film américain à grand budget, qu’une banque n’est pas montrée comme un simple lieu à braquer, ou comme le complice effacé des habituels méchants cinématographiques (mafiosi, milliardaires mégalomanes et autres politiciens comploteurs), mais comme la véritable source du mal : une multinationale aux pouvoirs incommensurables, représentée par des gestionnaires sans conscience, et dont les véritables actions et desseins échappent à la vue et au contrôle des citoyens – sans même parler des déposants. Le film développe par ailleurs une idée pertinente : le pouvoir résiderait désormais plus dans la créance que dans l’argent lui-même. Si la banque véreuse cherche à contrôler du trafic d’armes à destination du Tiers Monde, ce n’est pas tant pour les profits immédiats qu’elle pourra en tirer que pour la pression immense qu’elle exercera sur ces pays par le contrôle de leur dette extérieure.
Les impressions laissées par les premières minutes du film sont plutôt bonnes : l’intrigue démarrant au beau milieu d’une enquête qui piétine depuis deux ans, le spectateur est directement plongé dans l’action. La sécheresse du ton laisse présager le meilleur, d’autant qu’aucune idylle ne se profile à l’horizon, malgré le choix d’interprètes glamour. De fait, on ne verra pas flirter Clive Owen et Naomi Watts, la vie personnelle de leurs personnages restant largement dans l’ombre : un choix bienvenu qui évite d’alourdir l’histoire. Le choix des protagonistes est également bien pensé : l’agent d’Interpol et la jeune procureur américaine se heurtent systématiquement aux juridictions de chacun des pays où leur enquête les mène, ce qui, en plus d’entraîner leur compréhensible frustration et de compliquer l’intrigue à souhait, permet de rendre compte de la difficulté de découvrir et de punir les exactions d’organisations qui ignorent les frontières.
Hélas, les limites de la mise en scène de Tykwer ne tardent pas à se faire sentir. D’abord, par l’usage maladroit d’une musique omniprésente censée rythmer l’intrigue, et qu’il a lui-même co-composée. Mais c’est son incapacité à faire sentir les lieux qui frappe le plus. Les enquêteurs vont de Berlin à Istanbul, en passant par le Luxembourg, Lyon, Milan et New York, sans que jamais on n’ait l’impression qu’ils ont changé de pays. La visite par l’enquêteur du siège de la banque luxembourgeoise était pourtant prometteuse : par la simple captation de l’architecture ultra-contemporaine de l’immeuble, tout en verre et en surfaces réfléchissantes, de son mobilier design et dépouillé et de ses hôtesses souriantes et cérémonieuses, Tykwer parvenait à suggérer tout le paradoxe d’un système d’autant plus opaque qu’il se présente comme ouvert et transparent. Mais il faut vite déchanter : la réussite de cette séquence était involontaire, car après avoir quitté le building de la banque la mise en scène demeure désespérément lisse et impersonnelle. L’insertion de quelques plans de coupe à coloration touristique n’empêche pas la platitude de la réalisation de rendre tous les lieux interchangeables. C’est encore plus gênant lors des scènes d’action, où la comparaison avec le cinéma de Paul Greengrass et notamment de la trilogie des Jason Bourne, qui constitue un des horizons évidents de L’Enquête, est écrasante pour ce dernier : quand Greengrass faisait de la gare de Waterloo un personnage à part entière dans une scène au suspense remarquable de La Vengeance dans la peau, le montage brouillon de L’Enquête gâche en grande partie le potentiel cinématographique du musée Guggenheim, où se situe la principale scène du film.
Et ce n’est pas le scénario qui viendra sauver l’affaire, le débutant Eric Singer accumulant les erreurs et les simplifications grossières. Il parsème ses dialogues de répliques impossibles balancées avec un sérieux papal. Pour les besoins de son dénouement, il fait commettre une erreur monumentale au responsable de la sécurité d’IBCC, en le faisant se rendre à un rendez-vous où il a tout intérêt à ne pas se présenter et à laisser faire ses hommes de main. Surtout, son scénario tout entier repose sur deux propositions totalement invraisemblables.
Premièrement, il est idiot d’imaginer qu’une institution financière ayant pignon sur rue, aussi corrompue et amorale qu’elle soit en réalité, choisisse systématiquement de recourir à des tueurs à gages et à des assassinats politiques publics, alors que tout leur pouvoir repose sur le secret et l’absence de vagues… Dans l’affaire de la BCCI, un seul assassinat a été évoqué – celui du frère du dirigeant d’une filiale à Karachi, et certainement pas celui d’un policier ou d’un homme politique présenté dans le film comme le « futur Premier ministre italien »! On sait désormais que les moyens de pression et de coercition ont bien évolué depuis la grande époque d’À cause d’un assassinat : ce ne sont pas des assassins qui sont venus à bout d’un Denis Robert, mais des légions d’avocats !
Deuxièmement, l’idée que des électrons libres privés du soutien de leurs hiérarchies puissent tenir tête à une organisation dont les moyens et l’absence de scrupules paraissent illimités relève du pur fantasme cinématographique, poussé ici dans ses derniers retranchements. On est loin des enquêtes fastidieuses du monde réel, où tout un appareil policier et judiciaire est mobilisé pour recueillir des témoignages et pour effectuer des recoupements ingrats de documents administratifs et de formulaires bancaires. On ne demandait pas forcément à Tykwer de signer un nouveau Zodiac, mais comment ne pas tiquer quand, à lui seul et par la grâce de sa persévérance et de son intuition, le personnage de Clive Owen découvre la vérité et rend justice tel un Terminator habillé par un grand couturier ? Il n’y a qu’à regarder les images qui illustrent cet article : voilà un policier surentraîné qui passe son temps à se promener au milieu de la foule, que ce soit dans les rues de Milan ou sur les marchés d’Istanbul, avec son arme au poing.
C’est tout le problème du film de Tykwer. Alors qu’il semblait s’orienter vers une conclusion courageusement pessimiste où, un peu comme dans Lord of War, le système tout entier aurait été montré comme trop corrompu pour que les actions d’une poignée de fonctionnaires zélés y puissent changer quoi que ce soit, il rejoint très rapidement les rails du film d’action hollywoodien standard, au mépris des nuances et de la crédibilité la plus élémentaire. On comprend mieux cette orientation quand on sait que L’Enquête a été largement retournée suite à des projections-tests décevantes : le public américain réclamait plus d’action, et l’équipe du film passa donc six mois à le rendre plus spectaculaire – rendant ainsi grotesque le prétendu « morceau de bravoure », quand des dizaines d’hommes de main armés de mitrailleuses font irruption dans le musée Guggenheim à New York et y déclenchent une interminable fusillade.
En se pliant ainsi aux contraintes du marché, en leur sacrifiant toute pertinence, les auteurs et producteurs du film en ont aussi supprimé toute la portée. Ajoutez à cela une morale douteuse – ce sont des mafiosi, dont le prétendu « sens de la famille » et « de l’honneur » contrebalancent dans le film le cynisme froid des banquiers, qui aideront notre héros à faire triompher la justice – et l’utilisation non problématisée de la paranoïa sécuritaire contemporaine – le tueur est identifié grâce aux portiques et aux caméras de surveillance d’un aéroport –, et vous comprendrez qu’il n’y a aucun courage dans cette Enquête, dont l’adéquation avec l’actualité ne relève que d’un opportunisme glaçant.