Les cinéastes ayant encore une foi sincère dans la recherche narrative se font si rares à Hollywood qu’on est toujours a priori intéressé par ce que font Andy et Lana — née Larry — Wachowski. Aussi, au bruit d’un projet de récit défiant l’espace et le temps (où ils se sont offert le luxe de remodeler la structure déjà sophistiquée du roman originel de David Mitchell), se demande-t-on avec une gourmandise anticipée jusqu’où ces cinéastes vont pousser leur traduction cinématographique de ce vagabondage. Or paradoxalement, si le résultat propose des élans intéressants, il apporte aussi une nouveauté plus dispensable — une menace qu’on ne pensait pas voir peser de sitôt sur la fratrie geek : celle de l’académisme, ou plus exactement une satisfaction un peu froide de la performance technique au détriment de ce qu’on voudrait en faire.
Impossible de faire du mauvais esprit en imputant cette menace au troisième larron que les Wachowski se sont adjoint pour l’occasion, le bien moins stimulant Tom Tykwer (Le Parfum, L’Enquête). On est ici face aux efforts de trois réalisateurs — ou plutôt deux dont un bicéphale — dans le même bateau, pour le meilleur et pour le pire. Il faut néanmoins se l’avouer : c’est avant tout un film des Wachowski qu’on attendait. Soit la perspective d’assister à une expérience formaliste d’une effronterie rare à Hollywood (à défaut d’être aussi géniale que d’aucuns le racontent) : voir le médium cinéma trituré de façon peu orthodoxe par des geeks éclairés, généreux et peu enclins à la mise en avant nombriliste (ce qui les rend plus sympathiques qu’un Tarantino), lançant des ponts vers d’autres médiums, références, arts, sans la moindre honte, dût-ce flirter avec le grand n’importe quoi visuel (le découpage de Speed Racer clignant de l’œil à celui de l’anime japonais d’origine) ou scénaristique (la conclusion de Matrix Revolutions). Autant dire que voir les Wachowski s’attaquer à l’adaptation d’un roman aussi ambitieux que Cloud Atlas (Cartographie des nuages) avait de quoi susciter des attentes mesurées d’un minimum de folie au sein de l’industrie trop bien huilée des blockbusters.
Rotations et mutations
Sommairement résumé, Cloud Atlas est un film à sketches dont les auteurs mettent en évidence les connexions, un constant montage parallèle juxtaposant allègrement les lieux, les temps, les genres et les registres. Soit : 1°) une fable humaniste à travers le Pacifique en 1649, 2°) une histoire d’art et d’amour interdit dans l’Angleterre de 1936, 3°) un thriller sur fond de risque nucléaire aux États-Unis en 1973, 4°) une comédie grinçante british en 2012, 5°) la confession d’une condamnée dans une Corée devenue en 2144 un effrayant « meilleur des mondes », enfin 6°) une quête de foi et de courage sur une île à un âge de ténèbres post-apocalyptique. La connexion la plus astucieuse — et peut-être porteuse du plus de sens — vient de ce que dans l’ordre chronologique, chaque segment produit une trace (document écrit, filmé ou dessiné), généralement le récit d’une lutte contre l’oppression de l’époque, qui a un impact décisif sur le cours du suivant. Or à ce lien simple de transmission s’ajoutent d’autres, qui brouillent les cartes en tendant vers une abstraction un peu brouillonne. Ainsi, des personnages seront parfois saisis de visions de segments futurs ou passés, entorses à la linéarité du premier lien. Plus fumeux : une tache de naissance en forme de comète apparaît sur le protagoniste de chaque segment, esquissant trop hâtivement l’idée d’une relation mystique entre eux six. Enfin, le dernier segment débouchera sur une inclusion des cinq autres, renforçant l’idée de Cloud Atlas comme un « méta-film », récit sur les possibilités du récit.
Les films se risquant au « méta-film » se sont toujours avérés un peu casse-gueule, menacés de dissolution dans l’abstraction ou, pire, d’écroulement sous le poids de la prétention. Dans le cas de Cloud Atlas, une telle ambition lui inspire deux élans qui s’avèrent contradictoires. Le plus productif des deux aspire au capharnaüm industriel : un certain savoir-faire hollywoodien y devient un composé impensable qui en détourne le conformisme. Il tient avant tout à l’usage des acteurs. L’idée la plus foutraque des réalisateurs a été de diriger, d’un segment à l’autre, les mêmes têtes d’affiche : le moindre acteur se trouve susceptible d’endosser jusqu’à six rôles différents dans le film, changeant de registre, de physionomie et même de sexe (!), offrant ainsi sur chacun de ces visages familiers un impressionnant défilé de tons, de contre-emplois (Tom Hanks en gangster londonien, Hugh Grant en guerrier tribal sanguinaire, l’actrice de The Host Bae Doona en immigrée mexicaine…), de maquillages et de postiches qui, pour être nombreux, ne se donnent guère la peine d’être convaincants dans leur facture ! Malgré l’aspect totalement halluciné de l’ensemble, on est loin de l’accident industriel : plutôt dans une foi franche dans le transformisme et l’hybridation, doublée d’une absence de peur du ridicule et d’une générosité peu encombrée par l’ego jusque dans la boursouflure, où le kaléidoscope modérément réflexif de Cloud Atlas trouve une appréciable raison d’être, même à courte portée.
Une seule voie ?
L’autre élan du film aspire hélas à une régulation de cette diversité, bridant la liberté escomptée par ailleurs. Il tient à l’entreprise de coordination des segments, par le montage parallèle et la musique. Le défi, évident, est de raconter ces six histoires distinctes mais liées sans que le spectateur en perde une miette. Les articulations entremêlées des récits sont savamment étudiées pour ce faire : une première fraction plus longue pour exposer chacun d’eux, puis un fractionnement plus rapide pour que les six se déroulent avec fluidité dans un même mouvement. Savamment étudiées — trop, peut-être, se dit-on quand montage et musique tâchent de faire concorder certaines séquences similaires entre segments (poursuites, échecs, drames, conclusions…), ou d’autres partageant un même acteur pour qu’on le remarque bien alors que ses rôles ainsi mis en parallèle n’ont aucun rapport entre eux. Car dans ces moments-là, la virtuosité du kaléidoscope perd un peu de sa générosité en mettant en avant la performance technique à l’œuvre (monteurs, compositeurs), sa capacité à homogénéiser le chaos. Le méta-film espéré par les auteurs montre ici un aspect peu amène : une démarche assez autoritaire et froide pour montrer que toutes ces histoires seraient en fait, quelque part, une seule et même. Les éventuelles aspérités de chacune (richesse des personnages, sous-textes) ne sont guère invitées à s’exprimer, le film les faisant en quelque sorte rentrer dans le rang, sur une seule et même ligne imposée par l’ambition de récit manipulant des récits. Même les registres divers que les histoires sont censées apporter (comédie, drame, suspense, émotion) se trouvent bridés, bornés à des ornières, affadis, en deçà de la capacité d’expression à laquelle ils pourraient prétendre.
Reste à apprécier, comme dans tout film à sketches, les réussites forcément inégales de chacune de ses parties. Or, sans doute à cause de la fonction de pièce de méta-films qui leur a été assignée de force, les segments se révèlent assez pauvres sur le fond (la partie « 1973 » tombant carrément dans l’ersatz dérisoire des thrillers seventies auxquels il cligne de l’œil). Leur intérêt se situe surtout dans le support qu’ils offrent à leurs réalisateurs respectifs pour retrouver leurs marques de formalistes. Le fossé entre les auteurs se dessine alors dans l’édifice. On retrouve la fâcheuse tendance du réalisateur de Cours, Lola, cours à s’agiter pour faire du surplace, abusant du zoom, des symétries de cadre et d’autres effets pour prétendre imprimer un mouvement à ses illustrations de situations somme toute convenues (la partie « 1973 », justement, c’est lui, aussi pataud que quand il trafiquait dans le même genre avec L’Enquête). Les auteurs de la trilogie Matrix, eux, tâchent dans leurs meilleurs moments de reconduire leur veine de créateurs d’univers virtuels, usant élégamment des effets spéciaux et des chorégraphies martiales pour acter de nouveau l’influence du jeu vidéo dans leur art (et le segment de dystopie coréenne leur en offre l’occasion sur un plateau d’argent). Soit un ensemble sophistiqué de parcelles jamais très novatrices en elles-mêmes, allant de l’assez nul au modérément bon, mais ensemble qui n’en confirme pas moins, sous cet angle encore, que Cloud Atlas se fait plus intéressant quand il assume son caractère disparate que quand il s’efforce d’être un tout homogène.