L’Étranger en moi aura pris son temps. Deux ans après avoir été sélectionné à la Semaine de la critique, le voici enfin en salles. Typique de la nouvelle vague allemande, sur la forme (lumière naturelle) comme sur le fond (défense farouche du vivre ensemble), le deuxième long métrage d’Emily Atef est un joli petit film d’amour et de rédemption.
L’Étranger en moi commence de manière frontale. En deux ou trois séquences, le décor est planté. Rebecca aime Julian. Ils attendent un bébé. Le couple semble idéal, mais l’on sent poindre quelques tensions. Ce n’est pas leur amour qui est en cause, mais le fruit qui va en naître. Plus la date de l’accouchement approche, plus Rebecca s’enfonce à l’intérieur d’elle-même, cherche à fuir le monde, déprime.
L’arrivée de l’enfant ne change rien à l’affaire. Bien au contraire, Rebecca doit se rendre à l’évidence : elle n’a aucun sentiment pour ce bébé qui est pourtant le sien. Elle ne ressent pas cette vague d’amour incroyable décrite à la télévision ou dans les magazines. Elle se croit mauvaise mère, inapte à jouer ce rôle, en vient à reprocher à Julian cette naissance, ne supporte plus ce qui lui apparaît désormais comme un fardeau.
Alors, se sentant seule, désarmée, Rebecca commence à dériver. Elle renonce à allaiter son fils, ne supporte plus ses cris, détourne même le transat pour ne plus voir son visage. Son entourage ne perçoit rien de son désespoir, alors son comportement empire, dérape. Lors d’un bain, elle semble avoir envie de noyer son bébé (scène terrible), et finit un jour par monter dans un tram en oubliant la poussette sur le quai.
Cette première partie du film est insoutenable. La mise en scène d’Emily Atef souligne avec maîtrise le contraste entre la fragilité du bébé, sans défense, incapable d’assurer seul sa survie, et les noires intentions de celle censée devoir le protéger en premier chef, celle qui l’a mise au monde.
À tout moment, le drame paraît possible, et le spectateur vit une vingtaine de minutes d’angoisse pure. Le titre revient en mémoire, son côté film fantastique à la Cronenberg, assez proche aussi du sanglant À l’intérieur de Julien Maury et Alexandre Bustillo, qui fait donc craindre qu’au détour d’une séquence le film ne bascule dans l’horreur.
Le montage non linéaire participe à accentuer le malaise. Des inserts d’une fugue de Rebecca en forêt distordent le temps de la narration au point que l’on ne sait plus si cette escapade est intervenue avant ou après la naissance. Subtil effet de ricochet : l’on vient même à douter que ce bébé soit vraiment né, que nous ne soyons plongés dans les délires d’une Rebecca devenue folle.
Passé ce moment difficile, qui aurait été proprement intenable sur la durée entière du film, Emily Atef amorce un tournant surprenant. Dans sa deuxième partie, L’Étranger en moi s’engage dans un champ finalement peu traité – car il est vrai souvent porté vers le pathos le plus mièvre : le film de reconstruction.
Il n’y a rien de religieux dans le parcours de Rebecca. Sa marche vers la rédemption est une voie très « État-providence » où la société vient en aide à l’individu. Un psychanalyste aide Rebecca, la met face à elle-même, mais ne cherche pas à la guérir. Sa famille fait ce qu’elle peut : la mère de Rebecca est présente, bien qu’elle vive au Canada, et un oncle l’héberge chez lui.
Tout n’est pas rose pour autant. La belle-famille tente de mettre la jeune mère à l’écart. Elise, la belle-sœur, projette sur le bébé de Rebecca son désir d’enfant et se voit comme sa nouvelle mère. Le beau-père rejette Rebecca, comme un corps étranger, un virus qu’il faudrait éradiquer, car porteur de discorde et de souffrance. Mais ne font-ils pas en somme que protéger le mari ?
C’est en cela que les structures étatiques sont précieuses. Une éducatrice restaure les liens distendus entre Rebecca et son bébé. Pas de jugement moral de sa part, pas de condamnation de la jeune femme en difficulté, ni de son mari d’ailleurs, mais de l’empathie sincère, amplifiée par le fait que cette femme a également souffert d’une dépression postpartum.
Même la police n’est pas inutile. Elle fait fonction de tampon social. Quand Rebecca oublie la poussette, un passant appelle les forces de l’ordre, pour être rassuré dit-il. La séquence est violente. Rebecca semble passer en procès public. Mais cette intrusion va éviter qu’un drame ne survienne et offrir une porte de sortie psychique à Rebecca.
Plus tard, quand Julian croit que Rebecca a disparu avec le bébé alors qu’elle est seulement parti avec lui au parc, là aussi la police est présente, dans leur salon – donc dans l’intime – et fait office de troisième homme, d’arbitre impartial entre les deux réalités qui s’affrontent alors, la peur de Julian au vu du passé récent et la vexation de Rebecca qui ne pensait pas à mal.
L’Étranger en moi fonctionne donc en complète opposition par rapport, par exemple, au récent Des filles en noir. Contrairement à Jean-Paul Civeyrac, Emily Atef ne croit pas à l’inefficacité intrinsèque des institutions ou au mur d’incompréhension entre les êtres. Pour preuve, après un long chemin, le mari (personnage bien dessiné) finira par se ressaisir et revenir vers celle qu’il aime.
Très belle scène finale où une famille se recompose devant nos yeux embués, une famille différente de celle très normée qu’envisageaient au départ les protagonistes, mais plus belle car construite dans la difficulté. Pour reprendre la belle allégorie du film, qui lui donne d’ailleurs ses meilleurs plans plastiquement parlant, des fleurs fanent pendant que d’autres s’épanouissent.