Noémie sort d’une tentative de suicide et Priscilla a bien du mal à vivre. Les deux adolescentes sont amies, s’habillent en noir pour dire leur commune révolte contre le monde, et décident de marcher ensemble vers la mort. Un sujet difficile, intéressant, mais un peu gâché.
Qu’est-ce que le suspense ? Des filles en noir pose en creux cette question primordiale de l’écriture cinématographique. Pour maintenir le spectateur en état de veille, il est nécessaire d’installer des enjeux plus ou moins forts qui vont au moins a minima structurer le récit. Au cours de la narration, des obstacles vont surgir sur le parcours des personnages, des rebondissements peuvent intervenir, tout cela pour tendre l’action vers son climax final, et surtout traiter en chemin ce qui fait le sujet du film.
On sent bien cette volonté chez Jean-Paul Civeyrac. Elle est on en peut plus louable, et contribue d’ailleurs à ce que Des filles en noir se tienne de bout en bout, à quelques atermoiements près. Sauf que cette solidité narrative en arrive à étouffer toute émotion positive, toute empathie pour les héroïnes, toute sympathie pour les personnages secondaires, tout plaisir en fait. Comme si le spectateur était entraîné dans un processus purement programmatique dont il n’avait vocation qu’à être le jouet.
En cela, Des filles en noir rappelle Kids de Larry Clark. Là aussi le suspense fonctionnait contre le film. La chasse de Chloë Sevigny pour retrouver Leo Fitzpatrick et lui annoncer qu’il était porteur du Sida nuisait assez au sublime portrait d’une certaine jeunesse américaine trouvant dans le skate, l’alcool et le sexe les moyens de fuir une réalité sur laquelle ils n’espéraient plus avoir de prise. C’est ce qui rendait bien supérieur Bully où le projet d’assassinat suscitait quelque part l’assentiment implicite du spectateur.
Pour croire à un film, s’y impliquer émotionnellement, pour que le suspense fonctionne, il faut en résumé provoquer une adhésion à la quête des protagonistes principaux. Une adhésion complexe, ambiguë, entrecoupée de prises de distance, mais une adhésion quand même. Bref, faire un film avec le spectateur et non pas contre. Des filles en noir y échoue. Attendre qui des deux jeunes filles va passer l’arme à gauche, voire les deux, rebute tout simplement.
En premier lieu, parce que l’amitié entre Noémie et Priscilla n’a rien à voir avec Kleist auquel elles se réfèrent pourtant. Il n’y a pas de passion romantique dans leur relation, pas de tension sexuelle entre elles deux, pas de coup de poignard en dessous du sein, pas de mince filet de sang qui s’en écoule, juste une commune détestation du monde adulte, bien moins envoûtant.
Ensuite, parce que les antagonismes auxquels elles se heurtent frisent la caricature. Les autres élèves sont agressifs, le prof impuissant, la proviseur à côté de la plaque, les amoureux infidèles, la police moraliste et violente, la mère désemparée, le tonton pervers… La liste est longue. Toutes les institutions sont remises en cause, avec un systématisme appuyé, presque autiste, devenant de plus en plus pesant au fil des minutes.
Enfin, parce que chaque porte de sortie possible donne sur un mur. La grand-mère alitée est trop muette pour rassurer et le psy trop peu à l’écoute pour être pertinent. Même les membres de l’orchestre sont des intrus à fuir. Toute notion de groupe apparaît comme un danger potentiel. Il faut s’en méfier, car la trahison n’est jamais loin, des avances alcoolisées d’Alain, jusqu’aux chambres miteuses qu’on aurait proposées aux musiciens lors d’une tournée en Italie. Comme le dit à ce sujet la mère de Noémie à sa fille : « Cette fois tu ne te feras pas avoir. »
Avec Malika s’est envolée, son dernier court-métrage en date, Jean-Paul Civeyrac avait montré une manière très personnelle de filmer le social, froide, noyée dans une jolie lumière bleutée, se frottant à la solitude des êtres dans notre sainte guerre économique actuelle, avec cette propension présente depuis toujours dans son cinéma à croire aux fantômes. Des filles en noir dilate cette approche et en dévoile les limites, sur le fond comme sur la forme.
Pourquoi faire de Noémie une clarinettiste ? Pourquoi ce rapport si académique à la musique classique qu’on retrouve dans un film d’auteur français sur deux ? En voyant Élise Lhomeau se fondre dans un philharmonique dans la deuxième partie, l’air buté, on pense à La Tourneuse de pages, ce qui n’est pas un compliment.
Certes, Jean-Paul Civeyrac n’a pas la main aussi lourde que Denis Dercourt, croyant filmer la misère sociale en montrant Déborah François cuisiner un plat de raviolis dans une studette minuscule. Mais un même misérabilisme pointe parfois dans Des filles en noir poussant plusieurs situations au bord du cliché.
Pourquoi plomber autant une scène de repas avec chanson qui tâche en prime pour bien souligner l’hypocrisie du moment ? Une séquence faussement « pialatienne » qui fait penser à Happy Few, au déjeuner en famille dans le jardin, et sans le talent de Jean-François Stévenin pour faire exploser son carcan référencé.
Étrange d’ailleurs comme les films français récents et pour beaucoup présents au dernier Festival de Cannes quelle que soit leur compétition se renvoient la balle. Dans Un poison violent, il y avait aussi un aïeul alité qui tentait d’assurer une transmission que les parents là aussi séparés n’arrivaient plus à assumer. Il y avait aussi une scène de football, allégorie d’un collectif qui n’existe plus, comme dans Simon Werner a disparu, film tout aussi paranoïaque sur l’incapacité moderne à créer du lien social.
Bien sûr, le rapport de l’individu au groupe traverse notre société française, en pleine remise en cause de notre État providence en passe d’être balayé par l’idéologie libérale et la crise économique. Cependant, Un poison violent avait le mérite de tirer son héroïne vers l’amour, et Simon Werner a disparu… de rassembler autour d’un mort. Des filles en noir conduit lui à une aube blafarde, dans un dialogue obtus avec la mort.
Avec ses maladresses, c’est peut-être La Vie au ranch qui ces dernières semaines traite le mieux la relation impossible entre l’atome et la masse. Sophie Letourneur y filme la fusion amicale puis son délitement comme une folle pulsion de vie. C’est plus drôle que Des filles en noir, plus jouissif, plus subtil, mais pas moins désespéré.