Pour le deuxième volet de sa trilogie américaine, après Une place au soleil (1951) et juste avant Géant (1956), George Stevens inscrit L’Homme des vallées perdues dans la mouvance des nombreux westerns réalisés pendant la décennie : à contre-courant d’une glorification patriotique de la conquête de l’Ouest, le réalisateur dépeint de manière quasi documentaire la rugosité du quotidien de pionniers vieillissants et fatigués.
Au centre de la grande majeure partie des westerns se pose systématiquement la question de l’espace et de la manière dont les personnages s’organisent au sein de celui-ci. Qu’elles glorifient cette fameuse conquête de l’Ouest ou qu’elles questionnent la légitimité des Blancs à déposséder les Indiens de leur territoire, les plaines et montagnes du centre états-uniens n’ont jamais cessé d’inspirer les maîtres du genre (Daves, Ford, Hawks, Mann, etc.). Pour Stevens, qui s’est souvent attaché à dépeindre une poignée d’individus en prise avec un système social régi par de fortes règles (Une place au soleil en fut probablement l’une des plus éclatantes démonstrations), le décor est également important : le caractère grandiose de l’arrière-plan (ligne d’horizon lointaine, présence massive des montagnes) est magnifié par un technicolor flamboyant et une photographie de grande qualité qui vaudra au chef opérateur Loyal Griggs un Oscar en 1954. Mais ce qui fait d’emblée la particularité de L’Homme des vallées perdues, c’est le positionnement de la caméra, clouée au sol, captant chaque scène à hauteur de (petit) homme. Ici, la mise en scène n’est pas aérienne, car l’enjeu est en vase clos : une famille se bat contre la menace d’expulsion que lui adresse un propriétaire peu scrupuleux. Pour ces pionniers, la menace vient donc de leurs semblables, comme si la ruée vers l’Ouest s’était soudainement embourbée dans un territoire hostile, condamnant les hommes (et les rares femmes) à un certain immobilisme.
Écornant le mythe de la conquête de l’Ouest, George Stevens ne flirte pas pour autant avec l’antipatriotisme salutaire de plus en plus répandu dans les westerns pro-Indiens des années 1950 et qui atteignit son apogée en 1964 avec Les Cheyennes de John Ford. Les natifs américains ne sont d’ailleurs pas partie de l’enjeu dramatique de L’Homme des vallées perdues. Ici, la déconstruction du cliché historique tient surtout dans la manière dont le réalisateur injecte de l’impureté dans son film. Celle-ci existe au travers des motivations des personnages qui portent en eux une réelle ambivalence, que ce soit au niveau des raisons qu’ils se donnent pour combattre leurs ennemis ou au travers des relations qui les lient au reste de la communauté. Mais cette impureté tient aussi dans la manière quasi-documentaire qu’a le réalisateur (et ses décorateurs et costumiers) de représenter le quotidien des pionniers. Chaque détail est chargé de sens et rend compte de la rudesse d’un milieu qui condamne à l’errance, la débrouille et l’insécurité (on n’est pas loin de La Dernière Piste de Kelly Reichardt). Le sol boueux offre un terrain de jeu instable et la saleté transpire de chaque plan. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il y est beaucoup question d’odeur, notamment lors de ces scènes où les hommes se reniflent pour évaluer la légitimité de l’un d’entre eux à s’approprier un territoire gagné à la sueur et au sang.
Pivot central du film, Shane (Alan Ladd) transporte avec lui certains archétypes du héros de western : venu de nulle part, peu explicite sur ses intentions (la famille avec qui il se lie le prend dans un premier temps pour un complice du propriétaire redouté), entretenant une relation ambigüe avec la femme de son complice (Jean Arthur, vieillissante et usée), objet de fascination pour le rejeton en quête de modèle, etc. Néanmoins, il s’en distingue aussi de manière flagrante ; loin des silhouettes baraquées de John Wayne et Gary Cooper, Alan Ladd, du haut de son mètre soixante-cinq, incarne une certaine fragilité physique au point d’être la presque parfaite incarnation de l’antihéros. S’il n’est pas sans rappeler les cowboys mélancoliques que James Stewart joua à la perfection dans les films d’Anthony Mann, le petit acteur, en dépit de sa maîtrise de la gâchette, est comme une anomalie physique dont George Stevens tire admirablement parti. Cette distinction lui permet de jouer sur les contrastes et les rapports d’échelle dans les affrontements entre les hommes. Mais surtout, c’est dans la séquence finale, parcourue par une splendide nuit américaine, que le réalisateur s’inspire le plus de la langueur de son interprète principal. Le laissant disparaître tel un mirage, alors que son nom résonne dans l’infini, le réalisateur fait de cet Homme des vallées perdues le gardien d’un étrange rêve empreint de tristesse.