George Stevens, surtout célèbre pour Géant, saga familiale crépusculaire un peu surannée qui a la particularité d’être le dernier film de James Dean, a également reçu l’Oscar du meilleur réalisateur pour Une place au soleil en 1952, face à Minnelli, Kazan, Huston et Wyler… rien que cela ! Nous ne nous adonnerons pas à une factice hiérarchisation des films en présence cette année-là, mais à revoir Une place au soleil, film subtil, nuancé et terrifiant sur le revers du rêve américain, on serait tenté de lui réattribuer la petite statuette soixante ans plus tard.
Nombreux sont les films de l’âge d’or qui ont décortiqué le mythe du self-made man : chez George Stevens, il s’agit de définir l’identité sociale américaine au travers de la volonté d’ascension et de transformation d’un homme, George Eastman, neveu d’un industriel paternaliste, qui quitte sa mère rigoriste pour la grande ville. C’est l’impossibilité de la perméabilité entre les classes qui constitue la cellule maligne rongeant un corps américain dépourvu de toute unité et dont la logique hiérarchique ne pourra être détournée. En bas de l’échelle, Alice (Shelley Winters, qui flirte déjà avec son rôle de La Nuit du chasseur), l’ouvrière à la chaîne, qui ne veut ni ne peut sortir de sa condition. Vient ensuite George, rejeton d’une famille pauvre mais de sang patronal, qui tente son entrée dans le monde Eastman (tiens, tiens). Enfin apparaît la fourmilière bourgeoise, anonyme, qui grouille autour des fortunés de fêtes apprêtées en parties de campagne. Les frontières entre mondes, brouillées un temps par les relations affectives, sont pourtant bien réelles, et la logique sociale, plus puissante que l’ambition, le sentiment amoureux ou la tolérance jouée par les uns et les autres, restera implacable.
La première force du film est l’absence, dans les explosions et les creux de la narration, de personnage-concept : d’une classe à l’autre, les êtres sont portés par un certain fatalisme mais ne sont jamais cloisonnées par une pré-définition de caractère écrite, une construction rigide qui confondrait portrait social et évidence psychologique. George, l’apprenti parvenu, fricote tout d’abord avec la classe ouvrière en la personne d’Alice, qui, malgré ses efforts, succombe au charme du ténébreux. Mais c’est Angela Vickers (Elizabeth Taylor), habituée des chroniques mondaines, qui lui apporte l’amour passionnel et la possibilité de s’élever. Pris entre deux feux, celui de l’honnêteté morale envers Alice qui tombe enceinte et celui de l’ascension fulgurante qui devient possible en épousant Alice, George s’enfonce dans les travers de la classe qu’il convoite. George, marqué au départ par l’exclusion, mis à part dans le cadre au centre du grouillement vain des Eastman, entre peu à peu dans le saint des saints et arrache la première reconnaissance : celle d’être regardé, reconnu et invité par le haut de l’échelle ; puis celle d’être aimé par l’une de ses représentantes.
Contrarié par la présence et la jalousie maladive d’Alice, l’amour de George et d’Angela est filmé comme un fait social : leurs sentiments ne sont pas faux, ils sont tronqués, modulés, floutés par le rôle de chacun au sein de la ruche. Ce sont les liens de George avec le monde ouvrier, son amourette rapide et nocturne avec Alice qui freinera son ascension. Une place au soleil montre l’impossibilité d’entrer dans la bourgeoisie sans abandonner toute relation avec les couches populaires, et sans approuver l’entremêlement du pouvoir et des affects. George soumet Alice avant de la rejeter, Angela accapare George qui sera lui-même rejeté par le grand monde et puni de ses aller-retours sur l’échelle. Au-delà de l’impasse tragique amoureuse, Stevens amorce lentement une angoisse de plus en plus poisseuse, terrifiante qui annonce la déchéance de George. La dualité d’un personnage, basculant de l’euphorie dans la folie, aura rarement autant imprégné le décor : les mêmes espaces se transforment au cours de sa quête. La maisonnette d’Alice, toujours filmée de nuit, passe du statut de havre des amours interdites à celui de prison sociale. Le lac autour duquel les Vickers passent leurs congés est entièrement dédié au divertissement et à la joie avant de devenir le Styx de George, l’espace ombragé de sa folie momentanée.
Les témoins de la maladie sociale américaine ne sont pas seulement purement formels. Il est vrai que la maîtrise du clair-obscur, de l’expression de ses acteurs, victimes toutes excellents et protégées par l’image, et des courbes de rythme font de Stevens un réalisateur à la palette plus large qu’un film comme Géant ne pourrait laisser penser. Mais ce sont aussi les rappels politiques discrets qui donnent à Une place au soleil une ampleur plus importante : l’avortement clandestin est la seule résolution possible pour la modeste Alice ; la peine de mort est la punition de l’échec social dans le film, non la juste sentence d’un crime, le jugement d’une pensée, d’un statut précaire, et non d’un acte. Le film lui-même, dans sa construction et son accélération finale, reproduit la logique implacable d’une classe qui éradique les perdants. La beauté d’Une place au soleil, tantôt poétique, tantôt glaciale, va de pair avec la cruauté des mondes autour desquels il navigue, la vraie cruauté, celle qui étrangle le marin hésitant mais ne fait pas s’emballer le moteur du bateau.