Très remarqué au dernier festival de Venise mais injustement reparti bredouille, La Dernière Piste confirme, s’il en était encore besoin, que la réalisatrice Kelly Reichardt est assurément l’une des nouvelles figures de proue du cinéma indépendant américain. Déclinant le concept de ses deux précédents longs-métrages (Old Joy et Wendy & Lucy), à savoir l’expérience limite d’individus livrés à eux-mêmes en marge des repères sociétaux habituels, elle suit ici l’errance d’un groupe de pionniers dans l’Oregon du 19ème siècle. D’une intelligence rare, le film saisit par sa pureté esthétique (les modèles hollywoodiens semblent revenir d’entre les morts) et son acuité – parfois déstabilisante – à poser de véritables questions morales. Avec une sobriété et une humilité qui ne contredisent jamais le talent, la réalisatrice revisite les mythes fondateurs américains.
La première chose qui frappe lors de la projection de La Dernière Piste, c’est la manière dont Kelly Reichardt parvient à faire de ces grands espaces de l’Oregon un véritable lieu d’enfermement. En choisissant de tourner dans un format 1.33 (une image carrée, ce qui est inhabituel), la réalisatrice arrive d’emblée à donner corps à la problématique de son film : rendre compte de la profondeur de champ des immenses paysages qui entourent les personnages (qui sont autant de perspectives mythologiques liées à l’histoire des États-Unis), sans jamais perdre la dimension individuelle, la construction de chaque plan donnant au désarroi et aux questionnement moraux de chacun une véritable place centrale, à la différence par exemple d’un Cinémascope (autrefois utilisé pour beaucoup de westerns) qui a tendance à créer de la distance entre le spectateur et les personnages. Ici, on colle donc au plus près de ce groupe de huit pionniers (trois couples, un enfant et un homme ambigu chargé de les conduire à bon port) engagés sur une route de traverse sur les hauts plateaux désertiques de l’Oregon. Finalement égarés dans ce no man’s land, ils ne savent pas s’ils pourront survivre à cette expérience limite.
Loin de cette image d’Épinal qui voudrait que la majeure partie des pionniers eût été de vaillants conquérants capables d’investir une terre inconnue au nom d’un idéal politique, La Dernière Piste joue dès le départ de cette dichotomie entre l’hostilité d’un milieu totalement aride et l’instinct de survie mal maîtrisé d’un groupe qui ne peut rien imaginer de l’issue de cet exode. Si on peut dire que chacun fait l’Histoire, celle-ci est encore bien trop abstraite pour transcender les peurs individuelles. Comme le dit l’un des personnages, le futur état de l’Oregon que le groupe traverse n’est pas encore annexé aux États-Unis et la population sur plusieurs centaines de milliers de kilomètres carrés n’excède pas deux cent cinquante âmes. Autant dire que cette aventure en plein désert humain et politique est presque kamikaze et que les personnages, pour s’y prêter, doivent probablement être mus par un véritable désir de rupture dans leurs existences respectives. De cela, ne nous saurons finalement pas grand-chose, les dialogues distillant avec intelligence et subtilité quelques indices sur les vies de chacun, mais ne donnant finalement aucune raison tangible à cette prise de risque (qui pourrait même sembler inconsidérée pour l’une des femmes, enceinte de quelques mois). La seule chose qui intéresse la réalisatrice, c’est cet instant présent où chacun se retrouve au point-limite de sa vie (ce qui lui évite de tomber dans le même travers que Skolimowski dans Essential Killing avec ses flash-backs assez ridicules) et les moyens qu’il saura mettre en œuvre pour s’en affranchir.
L’instinct de survie amène forcément à traiter de questions morales, notamment lorsque le groupe rencontre la route d’un Indien dont les intentions resteront indéchiffrables, essentiellement en raison d’un défaut de communication. L’histoire du western américain s’étant essentiellement concentrée des années 1930 au début des années 1970 (avec un tournant au début des années 1950 sur la représentation des Indiens), Kelly Reichardt sait bien qu’en 2008 (date de mise en chantier du film), la question du génocide indien est largement connue du public pour ne pas limiter le propos à une allégorie politique sur les dérives conquérantes des WASP. Parce qu’elle maîtrise parfaitement l’espace qu’elle filme, la réalisatrice permet à chacun de se construire un espace de préservation, confrontant ainsi les intérêts de chacun : d’un côté, l’Indien solitaire, intrigué et intriguant, probablement circonspect face à l’obstination de certains à traverser des terres hostiles, de l’autre, les pionniers, recroquevillés sur leur camps de fortune, obnubilés par la découverte d’un point d’eau et ne sachant plus à qui se fier pour éviter la mort promise. Entre les deux, Emily Tetherow (interprétée par Michelle Williams) est celle par qui transitent tous les doutes et les interrogations, l’amenant à s’interposer lorsque l’Indien est menacé par le racisme exacerbé de Stephen Meek (le guide qui les a égarés). Mais là où on aurait pu craindre que le film ne s’affaiblisse sous des dérives moralisatrices, les actions d’Emily ne sont finalement guidées que par son instinct de survie, logiquement égoïste. C’est d’ailleurs ce qui la conduit à répondre à une autre femme choquée de la voir recoudre la chaussure abîmée de l’Indien : « Je veux qu’il me doive quelque chose » dit-elle froidement alors que le spectateur avait cru déceler de l’empathie. Tout est dit.