Sorti en 1976, L’Homme qui venait d’ailleurs marque le début de la carrière de David Bowie acteur de premier plan. À voir la composition de l’artiste, on mesure combien le film lui doit : mais le Thomas Newton du film de Nicolas Roeg n’est pas Ziggy Stardust. Là où le chanteur s’était composé un alter ego dandy, flamboyant et glam au début des années 1970, David Bowie est, dans L’Homme qui venait d’ailleurs, une apparition diaphane, éthérée, finalement assez peu concernée par tout ce qui l’entoure. Si on en croit les propos de Bowie lui-même, il était drogué jusqu’aux yeux durant tout le tournage, ne comprenant que fort peu ce qu’on lui faisait jouer : peu importe, en fait, tant l’étrangeté et le flottement narratifs sont des marques de fabrique, des discours véritables pour le réalisateur Nicolas Roeg.
Le Conte d’Astérion
L’Homme qui venait d’ailleurs suit, dans la chronologie de son réalisateur, le cauchemar éveillé Ne vous retournez pas. Celui-ci est certainement moins fort aujourd’hui pour sa révélation finale (qui fait pourtant une bonne part de sa réputation) que de par sa fascinante structure labyrinthique, que cela soit par son utilisation de l’agencement chaotique des rues vénitiennes ou par son montage à la temporalité instable. C’est vrai pour de nombreux films de Roeg : Eureka et La Randonnée par exemple. Ainsi est-on vite troublé par L’Homme qui venait d’ailleurs : on y suit les pas d’un gentleman, prétendument britannique, possesseur de secrets scientifiques de haute volée, désirant exploiter lesdits secrets dans un but nébuleux. Plus tard, on l’apprendra, sans que cela ne soit réellement une surprise : Thomas Newton vient d’ailleurs, d’une planète désertique, privée d’eau, à la surface de laquelle survivent péniblement quelques humanoïdes dont nous ne verrons que quatre exemples, Newton, son épouse et ses deux enfants. Newton est donc venu sur Terre pour y prélever de l’eau, et sauver son monde d’origine – c’est certainement ainsi que l’on doit comprendre les premières images, figurant un objet volant rentrant dans l’atmosphère.
Bientôt, pourtant, Roeg tisse des ponts énigmatiques entre les deux mondes : ainsi, Newton s’étonne-t-il de l’apparence des trains de la race humaine, quand lui est venu jusqu’à nous dans un véhicule ressemblant furieusement à un train. Est-ce bien de la nostalgie de sa part, ou bien une remarque que le montage présente comme prophétique, par le truchement d’une singularité temporelle inexpliquée ? La planète que Newton essaye de sauver est-elle la nôtre, alors que la civilisation humaine du vingtième siècle prend déjà des allures de monstre dévorant ? Nicolas Roeg ne semble pas, en tout cas, porter de tendresse particulière à ses contemporains : Newton est un être énigmatique, dont le comportement est le plus souvent incohérent, en tout cas mystérieux, mais c’est également un être fragile. Sa seule force vient de ses connaissances scientifiques, dont il délègue même la gestion. Un temps retiré du monde, insensible à son influence, il va pourtant plonger rapidement dans une déchéance qui fonctionne comme une contagion : l’alcoolisme, la fascination pour la télévision – il peut regarder une douzaine de postes à la fois –, la luxure, la drogue… Avant même que la civilisation humaine ne le trahisse véritablement, Newton a déjà subi l’influence de ceux qu’il a côtoyés, et dont il a adopté sans discernement tous les vices.
L’évangile de Nicolas
L’Homme qui venait d’ailleurs précède d’une année le renouveau de la science-fiction : La Guerre des étoiles sortira l’année suivante. Héritier bizarre de la tradition très littéraire de la SF des années 1950 et des scénarios de Richard Matheson, L’Homme qui venait d’ailleurs est littéralement un film crépusculaire, aux couleurs incandescentes, accordées à la chevelure rousse étrange de son protagoniste. Le film clôt avec mélancolie plusieurs décennies de récits tournés vers un horizon aussi terrifiant qu’il est plein de promesses, laissant la place à la science-fiction du jouet et du produit dérivé. Sans jamais le nommer explicitement, Nicolas Roeg y met en scène Bowie en figure christique, mais un Christ sans panache, messie corrompu par la médiocrité et le quotidien. Avec sa mise en scène elliptique, Roeg construit un labyrinthe narratif qui transforme son film en fable : une fable mythologique du XXème siècle, épurée et acide – qui pourrait tout aussi bien n’être que le portrait d’un individu prisonnier de la drogue. Mais dans ce cas comme dans l’autre, il s’agit de suivre avec le réalisateur le chemin apparemment hasardeux d’un voyageur en pleine errance – pour s’apercevoir que ce réalisateur-démiurge plein d’une bienveillance navrée a pavé ce chemin avec soin pour illustrer le vertige de celui qui referme derrière lui les portes d’un Éden à jamais perdu.