Réalisateur qui n’est jamais vraiment sorti de son statut de chef opérateur, notamment pour David Lean, Nicolas Roeg fit chavirer les regards curieux de certains en 1980 tandis que son style désordonné et fragmentaire ennuyait les autres. De ce méli-mélo punk avant l’heure, il reste aujourd’hui quelques jaillissements poétiques ou impromptus, un peu noyés parfois dans une valse oscillant entre le grotesque, le scabreux et le romantisme brumeux.
Au commencement, il n’y eut aucun verbe. C’est tout le problème entre Milena et Alex ‑surprenant Art Garfunkel : leur amour physique, qui tente de s’élever malgré l’hystérie de l’une et le désir manipulateur de l’autre, est bien sans issue. Milena est une femme de limite, naviguant entre la frontière est/ouest, entre stabilité et déchéance, entre son mari tchèque et son amant américain. Alex, psychanalyste trouble, partagé entre l’explosion d’un sentiment et l’obsession du contrôle physique et psychologique de sa maîtresse, est un homme de dépassement. Enquête sur une passion concentre deux face-à-face cycliques de bourreaux et de victimes. Le film, éclaté et inversant les liens de causalité, remonte le temps d’une relation elle-même vouée à l’éclatement : Milena tente de se suicider dans son appartement viennois ; un inspecteur spécule sur les conditions du coma de la jeune dépressive, et se met en tête d’interroger Alex jusqu’à ce que ce dernier daigne avouer l’avoir violée puis laissée mourir. Chaque question, chaque attente est un moment de mise en perspective du lien vicié entre Alex et Milena : de leur rencontre aux accents fitzgéraldiens à la destruction de la chair, la narration apparaît comme un miroir brisé.
Le procédé de fragmentation, évoqué dès le départ par une référence au Baiser de Klimt enfermé dans le musée du Belvédère ‑tout proche des amants torturés de Schiele‑, semble reprendre et hacher les instruments du Nouvel Hollywood : si l’on regrette parfois une forme de harcèlement musical, force est de constater qu’il favorise la plongée progressive dans un labyrinthe visuel oscillant entre la mise en valeur de figures évanescentes et la grossièreté d’un chaos sexuel prosaïque. L’invasion sonore, faite de répondeurs, de machines à écrire, de cris outranciers, pervertit l’image, les visages changeants et leur décor muséal. C’est sans doute cette profusion que l’on peine parfois à suivre : la progression analytique et déconstruite ainsi que la perception de plus en plus accrue d’une folie à deux seraient les joyaux du film si ces derniers n’étaient parasités par ce qui semble rester des coquetteries de décors. La psychanalyse par exemple, qui était un thème visuel chez certains réalisateurs (citons Hitchcock évidemment), est ici un simple fond narratif censé définir le comportement autoritaire d’Alex. Cette recherche de la confusion des espaces ‑qui changent d’agencement selon les humeurs‑, des corps ‑tantôt séduisants et offerts, tantôt vulgaires et violentés‑, soulignée par des couleurs âpres et grisâtres, explique sans doute le vieillissement de certaines scènes, courtes, ancrées dans un contexte européen rappelé çà et là et dans un décor omniprésent, symbolique et tirant sur l’auto-suffisance.
Mais, au-delà des lumières parfois passées, des transitions un peu systématiques ‑gros plan/flashback, violence/retour au présent de l’hôpital, Enquête sur une passion conserve un certain pouvoir de fascination : d’abord parce que sa crudité sexuelle, qui rappelle la brume métaphysique en perdition d’À la recherche de Mister Goodbar, reste tranchante, représentée par l’actrice Theresa Russell, danseuse boiteuse qui est la femme désespérée et la putain insupportable. En outre, malgré sa tendance au cloisonnement dans un procédé de brouillage des frontières temporelles et des rythmes, Nicolas Roeg conserve du début à la fin un œil bienveillant qui délaisse parfois un amour du clash visuel pour s’attarder sur l’expression humaine. Le contraste entre l’esbroufe baroque et la mise en scène directe et sublimée du désespoir de Milena efface l’idée d’un sadisme vain du réalisateur. Film de tourmente, Enquête sur une passion est aussi un film de dévoilement qui ne s’interdit rien et qui ne regarde la crasse que pour laisser la vanité s’y enferrer, et l’amour en découvrir les bordures et, par-delà, la possibilité d’un ailleurs.