Une petite fille avec un ciré rouge s’amuse à lancer une balle au bord d’un étang. Dans un pavillon situé non loin, sa mère lit au coin du feu, tandis que son père visionne des diapositives. L’une d’elles arrête soudain son regard : une personne, vêtue d’un manteau rouge et dont le visage est dissimulé par une capuche, se tient dans une église vide. Dehors, un garçon déboule sur son vélo dans le parc alentour et crève un pneu en roulant subitement sur un miroir qui se brise aussitôt. Les choses s’accélèrent : la balle atterrit dans l’eau, un verre se renverse sur la diapositive, le garçon affolé court en direction de la maison, la fillette de cinq ans a disparu, elle se noie. Malgré un pressentiment qui semblait l’avertir d’un danger latent, le père arrive trop tard. Les cris stridents et horrifiés de sa femme n’y pourront rien changer. Le mal est fait.
Ce Diable logé dans les détails
Les huit premières minutes de Ne vous retournez pas comptent parmi les plus stupéfiantes du cinéma britannique des années 1970. La matière déjà protéiforme, quoique parfois brouillonne, de Performance (1970) et Walkabout (1971) trouve ici à s’affirmer dans un maelstrom de visions de prime abord indéchiffrables. Tout le film semble se déverser frénétiquement dans ces quelques plans qui s’enchaînent à un rythme soutenu et qui répondent à une logique d’asphyxie (le spectateur est littéralement noyé sous les informations). L’illustre chef opérateur Nicolas Roeg, qui fût aussi monteur, se double d’un grand cinéaste impétueux. Son art de la syncope vise le chaos : non seulement le monde a perdu son innocence, mais les hommes, impuissants à agir, filent irrémédiablement à leur perte. Tout n’est alors que cassures et éclats, plans sans dessus dessous, courses et chutes, montées en tension et jets de couleurs. La rationalité plie devant les coups de boutoir d’événements qui s’enchaînent trop vite, brouillent les repères et semblent porteurs de mauvais présages. Si Ne vous retournez pas est un film de deuil, adapté librement d’une nouvelle de Daphné du Maurier, les funérailles qu’il orchestre sont avant tout celles de la raison, sans cesse menacée par un péril mystérieux qui finira par se faire jour et refermer le film sur lui-même comme on referme un cercueil.
Passée cette entrée en matière tonitruante, le canevas de Ne vous retournez pas pourrait se résumer à celui d’un drame antonionien sur un couple qui bat de l’aile et s’accroche encore à un amour plus idéalisé que réel. Lui, John Baxter (Donald Sutherland), pragmatique et occupé à restaurer des monuments religieux, travaille à Venise ; à ses côtés, elle, Laura (Julie Christie), fragile et rêveuse, se promène un peu et s’ennuie beaucoup. De ce schéma liminaire, Roeg tire cependant un autre film qui a pour personnage principal Venise. Aux antipodes de tout exotisme, la Cité des Eaux s’apparente à une ville en péril où l’air respiré par les habitants est qualifié d’acide. Dans ce temple décati, composé d’un vaste dédale de rues lugubres, les tueurs rôdent et les lieux de culte officiels sont désertés par la foi (« Les églises appartiennent à Dieu, mais il ne s’en soucie guère, il a d’autres priorités » constate le prêtre désabusé). En d’autres termes : le Diable y a fait son nid. Du giallo, cité ouvertement, Roeg a ainsi surtout retenu les espaces infernaux qui se referment sur les personnages comme autant de pièges et l’ambiance délétère, voire occulte. Venise coule comme un navire à l’abandon, entraînant dans son sillage des hommes rongés par la culpabilité et le pourrissement de leurs valeurs morales.
Dans ce paysage grisâtre de décomposition généralisée, la couleur rouge fait figure de motif chromatique démoniaque. D’abord parsemée ici ou là, elle acquiert une importance grandissante dans le déroulement de l’intrigue, jusqu’à accaparer toute l’attention de John lors d’une course-poursuite sans issue. Qu’on se souvienne encore des premières minutes : la silhouette observée sur la diapositive se diluait subitement sous l’effet d’une goutte d’eau qui coulait alors comme du sang, annonçant ainsi le malheur à venir. Cette même silhouette suggestive, entraperçue ensuite furtivement à plusieurs reprises dans ce lieu maudit vénitien, sera à l’origine d’un finale tout aussi sanglant. Roeg étend de surcroit cette idée de débordement et de contamination funeste à l’échelle du film : statues sans tête, corps meurtris, rues putrides, brouillard et ombres de plus en plus envahissantes convoquent la présence invisible d’une entité maléfique qui prolifère et peut sévir à tout moment. Alors que John s’emploie à reconstituer minutieusement une frise murale, perché sur un échafaudage, une planche se décroche du plafond et manque de le tuer. Un zoom avant sur la mosaïque en passe d’être reconstituée avait laissé entrevoir au préalable le dessin intriguant d’un œil. Dans Ne vous retournez pas, les murs ont des yeux et le pouvoir de faire tomber les hommes de leur piédestal.
Tuer le père
John Baxter le dit lui-même : il ne croit que ce qu’il voit. Son problème : il ne voit rien ou si peu. Comble de l’ironie et de la perfidie, dans Ne vous retournez pas, ce sont les voyants qui sont aveugles, quand les aveugles, en revanche, sont clairvoyants et doués de capacités médiumniques. Il n’est pas inapproprié de noter chez Roeg une certaine complaisance à regarder les hommes tomber, notamment les pères, souvent incapables d’assurer, sinon d’assumer leur rôle. Déjà dans le très beau Walkabout, le père se suicidait d’emblée et abandonnait ses deux enfants sur la route. Tout un monde, nouveau, était alors à reconstruire. Dans Ne vous retournez pas, ce monde est définitivement en ruines. Implacablement, la caméra de Roeg enregistre son effondrement en le donnant à voir par bribes. Déstructuré à la manière d’un puzzle incomplet, le récit se compose de fragments raccordés entre eux qui laissent deviner des béances insondables et une restauration impossible. Si le père survit à la brutale disparition de sa fille, il reste de fait emprisonné dans les rets de forces souterraines soigneusement dissimulées qui le dépassent. Nuls repentir ni délivrance à l’horizon : son existence ressemble à une longue descente aux enfers.
Mais de quoi John est-il coupable ? De ne pas avoir eu confiance en ses sens, c’est-à-dire de ne pas avoir su regarder autrement qu’avec ses yeux. Dans son salon, lieu de connaissance et possible métaphore dévoyée – car inversée – de la caverne platonicienne (une idée renforcée par le questionnement de son épouse au sujet de la platitude hypothétique d’un étang), John n’avait d’attention que pour les images projetées sur son écran domestique. À l’extérieur, la vie, fragile, battait son plein. Le monde sensible lui a échappé. Un instant aura suffi. Mais son méfait répété le mènera irrémédiablement à l’abîme. À vouloir absolument démasquer ce nabot encapuchonné, plutôt que d’écouter les appels à l’aide de sa femme ou les prophéties de la medium, la sentence sera fatale. Là demeure la sidérante violence du film de Roeg : l’enfance sacrifiée y revêt les atours d’un monstre qui a savamment fourbi son plan et planifié sa vengeance. Qu’il se retourne et c’est le visage des pères qui s’en trouve à jamais terrifié.