L’Oncle de Brooklyn, premier film de Daniele Ciprì et Franco Maresco en 1995, est interdit en Italie après avoir mis dix ans à sortir en salles en raison des contraintes de la censure, tout comme Totò qui vécut deux fois en 1998. Farfelues, irrévérencieuses et provocatrices, leurs œuvres méritent pourtant tous les honneurs, tant les deux compères siciliens explorent les possibilités du cinéma avec une folie riche de sens.
Tano Gemelli, ses trois fils et son neveu paralysé vivent dans un grand ensemble de la banlieue palermitaine. Deux mafiosi nains les contactent pour cacher un vieil homme : cet étrange « oncle de Brooklyn » ne mange pas, ne dort pas et ne parle pas… Mais cette trame narrative n’est qu’un prétexte aux débordements visuels et sonores de personnages ubuesques, qui font de L’Oncle de Brookyln un kaléidoscope d’idées filmiques.
De l’obscénité
C’est le maître-mot de ce film, presque un sacerdoce, tout du moins une ligne de conduite esthétique. De façon littérale, l’obscénité désigne ce qui est tenu« hors de la scène », ce que ne peut être montré et demeure habituellement caché (pour des raisons morales, culturelles, religieuses, éthiques…). Ici, la représentation ne connaît pas l’interdit. Tout est dans le champ, dès le premier plan bunuelien : filmé en plan fixe, un homme s’arrache l’œil face à la caméra. Le ton est donné : L’Oncle de Brooklyn va donner à voir ce que ne peut ou ne veut être vu et interroge ce faisant les contradictions d’une conception morale de l’obscénité. Ainsi, le plan suivant montre la sodomie d’une ânesse par un homme murmurant des mots d’amours à un animal mutique (rituel radical que l’on retrouve dans Totò qui vécut deux fois). L’obscénité envahit le cadre sans se résumer à cette forme évidente. Elle s’exprime de façon variée pour nous confronter à notre évaluation de son existence. Qu’est-ce qui est le plus obscène ? Cette séance de zoophilie passionnée, les élans scatophiles d’une vieille femme hurlante, les rires baveux d’un attardé mental filmé en gros plan, les rots irréfrénables d’un nain perfide, ou le choc de deux processions funéraires dans le même plan. La véritable obscénité est là : dans la longueur d’un plan fixe où le cortège d’un pauvre au cercueil en bois est forcé de s’arrêter pour laisser passer le corbillard somptueux d’un riche trépassé. La symétrie des deux cortèges, avançant au rythme de percussions vers une destination inéluctable, vient dire la permanence des inégalités sociales jusque dans la mort, sans qu’un seul mot soit prononcé. Dans l’Italie des années 1990, Ciprì et Maresco rejettent à la fois le cinéma social, qu’ils jugent surfait et moralisateur, et le cinéma de divertissement, à la vacuité croissante dans la production transalpine. Chez eux, les outils filmiques sont utilisés dans toute leur force suggestive pour régler leur compte à une société corrompue et à un cinéma stérile.
De la tragédie
Loin de la simple provocation foutraque, L’Oncle de Brooklyn développe une idée de cinéma par plan. La fixité des cadres procède d’une démarche de mise en scène où le hors champ n’existe pas, ou si peu. Le dispositif crée ainsi le fracas entre plans larges et gros plans pour déverser sur le regard du spectateur la déliquescence d’un monde miséreux. Empli de cris aigus, de rires gras, de crachats et d’éructations, le film est ponctué de soudaines respirations. L’apparition récurrente d’un homme en slip, prompt à déverser sa colère face caméra, permet de désamorcer des critiques prévisibles : « Je compte les spectateurs… Ça va mal… parce que le film est dégoûtant, le film fait honte !! » Ce commentateur autoproclamé brise et reconstruit l’illusion diégétique en permanence. Il fait de L’Oncle de Brooklyn un objet en perpétuelle déconstruction, travaillant le risque que le film s’autodétruise dans sa propre folie avant même d’arriver à son terme. Loin du gadget, ces adresses aux spectateurs initient un métadiscours présent partout en filigrane : de l’apparition fugace mais répétée d’un homme à la recherche de son vélo comme dans Le Voleur de bicyclette (De Sica), aux nains mystérieux et femmes à barbes, échos du cinéma fantastique hollywoodien cher à Ciprì et Maresco. Les personnages de L’Oncle de Brooklyn, pataugeant dans la boue des terrains vagues siciliens, sont des immigrés de l’intérieur, en marge d’une société bien pensante mais aveugle à leur présence, tout comme les habitants des bidonvilles et grands ensembles du cinéma de Pasolini. Leur destin pitoyable (simple attente de la mort) est porté par la rigueur dramaturgique de la tragédie. Le film est ponctué par des numéros de chants a cappella et peuplé uniquement d’interprètes masculins, même pour les rôles de femmes, dans la tradition du théâtre grec antique. L’énervé en slip incarne un coryphée peu académique dans ce bestiaire d’êtres perdus sur une route funeste, dans un non-lieu hors du monde et du temps, dont la seule issue est un paradis à l’image de ce monde singulier.
Mais L’Oncle de Brooklyn déploie une force comique en affirmant l’importance d’un cinéma jouissif où tout est permis, mais pour de bonnes raisons. Montrer et dire, sans réserve, toute l’absurdité de la vie dans une société italienne faussement décomplexée et provocatrice, où les représentations sont en réalité de plus en plus lisses et convenues. Le cinéma de Ciprì et Maresco constitue ainsi un pavé dans la mare essentiel.